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les moindres affaires, n’avait point paru au sénat depuis trois ans ; qu’en dernier lieu chacun accourant à l’envi pour condamner Silanus et Vetus, il avait préféré de vaquer aux affaires de ses cliens ; qu’un esprit si marqué de révolte n’attendait que des complices pour faire la guerre. Autrefois on comparait César et Caton ; aujourd’hui, Néron, c’est vous et Thrasea. Dans cette ville avide de troubles, il a des partisans, ou plutôt des satellites, qui, n’osant encore imiter l’insolence de ses discours, l’imitent au moins dans son extérieur, tristes et rigides comme lui, pour vous reprocher vos plaisirs. Lui seul ne prend aucun intérêt à votre conservation et à vos talens ; insensible au bonheur du prince (142), peut-être même n’est-il pas rassasié de vos chagrins et de vos larmes ? C’est par le même principe qu’il nie la divinité de Poppée, et refuse de jurer sur les actes de César et d’Auguste. Il méprise le culte public (143), se met au-dessus des lois (144) : les annales du peuple Romain ne sont tant lues dans les provinces et dans les armées, que pour apprendre ce que Thrasea n’a point fait. Ou imitons-le, s’il le mérite, ou enlevons aux esprits remuans leur chef et leur modèle. Cette secte a déjà produit des Tubérons et des Favonius, noms odieux aux anciens Romains. Pour renverser l’Empire, ils vantent la liberté ; s’ils réussissent, ils attaqueront la liberté même. En vain Cassius est banni (145), si vous laissez vivre et se multiplier les imitateurs de Brutus. Au reste, n’écrivez rien vous-même sur Thrasea ; laissez-nous le sénat pour juge. » Néron anima par ses éloges la fureur de Cossutianus, et lui associa Marcellus Eprius, orateur violent.

Ostorius Sabinus, chevalier romain, avait déjà accusé Barea Soranu, revenu de son proconsulat d’Asie, ou il avait offensé l’empereur par sa justice et son mérit, ayant fait ouvrir le port d’Ephèse, et laissé impunis les habitans de Pergame, qui avaient empêché Acratus, affranchi de l’empereur, d’enlever leurs tableaux et leurs statues. On lui faisait surtout un crime de sa liaison avec Plautus, et d’avoir cherché, dans l’affection de la province, un appui à ses desseins.

Le temps où Tiridate vint recevoir la couronne d’Arménie fut destiné par Néron à ces exécutions, soit pour couvrir, par un spectacle étranger, l’assassinat de ces illustres citoyens, soit pour montrer sa grandeur par ce crime de prince.

Toute la ville étant donc sortie pour aller au devant de l’empereur et voir le roi, Thrasea reçut ordre de rester chez lui : sans perdre courage il écrit à Néron, demande quel est son crime, et la permission de s’en justifier. Néron ouvrit la lettre avec empressement, se flattant que Thrasea, dans un moment de