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montrant par la pâleur de ses membres et de son visage, combien elle avait perdu de vie par ses blessures.

Cependant les douleurs de Sénèque amenant lentement la mort, il pria Statius Annæus, habile médecin et son ami, de lui faire apporter un poison qu’il gardait depuis long-temps, et qu’Athènes donnait aux criminels. Il le but, mais en vain, ses membres étant déjà froids, et le poison n’ayant plus d’effet sur lui ; enfin il entra dans un bain chaud, et jetant de l’eau sur les esclaves les plus proches : Je fais, dit-il, cette libation à Jupiter Libérateur (136). De là il fut porté dans une étuve dont la vapeur l’étouffa : on le brûla sans aucune pompe ; il l’avait demandé par un codicile, s’occupant de sa fin dans le temps même de son crédit et de son opulence.

On assure que Subrius Flavius, dans un conseil secret tenu avec les centurions (ce que Sénèque n’ignorait pas), avait décidé qu’après s’être défait de Néron par les mains de Pison, ils se déferaient de Pison même, et donneraient l’Empire à ce philosophe, appelé au trône par l’éclat seul de ses vertus : et comme Néron jouait de la harpe et, Pison la tragédie, Flavius disait hautement : « Que l’Etat restait déshonoré en chassant un joueur de harpe pour prendre un comédien. »

Flavius répondit d’abord à ses accusateurs, qu’un homme de guerre comme lui n’aurait pas tramé un tel complot avec des hommes sans armes, efféminés, et de mœurs trop contraires aux siennes ; se voyant pressé, il prit le parti honorable de l’aveu. Néron lui demanda pourquoi il avait trahi ses sermens : « Je te haïssais, dit-il ; aucun soldat ne t’a été plus fidèle tant que tu as mérité d’être aimé : ma haine pour toi a commencé quand je t’ai vu parricide de ta mère et de ta femme, cocher, bateleur et incendiaire. » Je rapporte ces paroles parce qu’elles ne sont pas aussi connues que celles de Sénèque, et que le discours sans art, mais vigoureux, de cet homme de guerre, mérite aussi d’être conservé. Rien, dans cette conjuration, ne choqua davantage les oreilles du prince, aussi déterminé au crime, que peu fait à se l’entendre reprocher. Le tribun Veianus Niger, chargé du supplice de Flavius, fit creuser dans un champ voisin une fosse, dont Flavius se moqua, comme trop petite et trop étroite : On ne fait plus même une fosse dans les règles, dit-il aux soldats qui l’entouraient ; et l’exécuteur lui ayant dit de présenter sa tête avec courage (137), il répondit : Frappe de même.

Le centurion Sulpicius Asper imita sa fermeté. Néron lui demandant pourquoi il avait conspiré, il répondit que c’était le seul moyen de mettre fin à tant de crimes, et alla au supplice.