Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/129

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou lorsqu’ayant mis le feu au palais, il courrait la nuit sans gardes. Ici la facilité de l’égorger sans témoins, là au contraire l’honneur d’en avoir un grand nombre, agitaient cette âme courageuse ; mais le désir de l’impunité l’arrêtait ; obstacle éternel des grandes entreprises.

Tandis que les conjurés flottaient de l’espérance à la crainte, une femme nommée Épicharis, jusqu’alors peu honnête, instruite, on ne sait par quel moyen, les encourage et les presse ; lasse de leurs lenteurs, et se trouvant en Campanie, elle tâche d’ébranler et d’attirer les commandans de la flotte de Misène. Le chiliarque Volusius Proculus, l’un des assassins d’Agrippine, ne se trouvait pas assez payé d’un si grand forfait. Connu d’Épicharis, ou lié récemment avec elle, il se plaignit d’avoir servi Néron en pure perte, et parut disposé à s’en venger dans l’occasion. Épicharis se flatta de le gagner, et plusieurs autres avec lui ; la flotte offrait des occasions fréquentes et favorables, parce que Néron aimait à se promener en mer près de Pouzzoles et de Misène. Épicharis s’ouvre donc à Proculus, lui rappelle tous les crimes de l’empereur, lui dit que le sénat pensait à délivrer l’État de ce monstre ; qu’on lui demandait son secours et ses plus braves soldats, et qu’il en serait dignement récompensé. Elle lui cacha cependant les noms des conjurés ; ce qui rendit inutile la délation de Proculus, quoiqu’il eut révélé à Néron tout ce qu’il savait. Épicharis arrêtée, et confrontée à un accusateur sans témoins, le confondit aisément. Néron la fit pourtant mettre en prison, soupçonnant qu’on lui disait vrai, quoique sans preuves.

Les conjurés, craignant d’être trahis, furent d’avis de se hâter, et d’aller à Baies tuer l’empereur, qui, attiré par la beauté du lieu, y venait souvent, chez Pison, manger et se baigner, sans gardes et débarrassé de sa grandeur. Pison s’y opposa, sous prétexte qu’il serait odieux de violer l’hospitalité par le meurtre même d’un tyran ; qu’il était plus honorable de rendre ce service à l’État au milieu de Rome, soit en public, soit dans cet infâme palais bâti des dépouilles des citoyens. Mais sa vraie raison était la crainte que Lucius Silanus, d’une naissance illustre, élevé par C. Cassius dans les plus hautes prétentions, ne s’emparât de l’Empire, porté par tous ceux qui n’auraient point trempé dans la conjuration, ou à qui l’assassinat de Néron inspirerait de l’horreur. Pison appréhendait aussi, disait-on, que le consul Vestinus, homme ardent, ne criàt à la liberté, ou ne choisît quelque autre pour lui donner l’Empire ; aussi n’était-il instruit de rien ; mais Néron, qui le haïssait, saisit ce prétexte pour le perdre.