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propre, sans effrayer celui de personne, qui permet de se croire quelque chose sans trop de vanité, et aux autres de nous compter pour rien sans trop d’injustice, cette médiocrité d’or, pour appliquer ici une belle expression d’Horace, fait jouir ceux qui l’ont en partage d’une félicité obscure, et par là même plus assurée et plus durable. On peut comparer les talens médiocres à ce qu’on appelle dans l’Etat la bourgeoisie aisée, c’est-à-dire à la classe de citoyens la moins enviée et la plus paisible.

C’est principalement de cette partie de gens de lettres que nous devons prévenir les reproches. Comme ils jouissent à leur aise, en fait de réputation, d’une fortune bornée, mais très-suffisante pour eux, et que personne ne leur dispute, ils se piquent, entre autres qualités, d’un grand zèle patriotique pour la littérature ; car le patriotisme dans les âmes vulgaires (je ne dis pas dans les grandes âmes) n’est guère que le sentiment de son bien-être, et la crainte de le voir troubler.

Quel mal vous ont fait les gens de lettres, me diront ces zélés citoyens, pour vouloir les dégoûter de leur état ? Digne imitateur de ce poëte, qui exhortait les Romains à jeter dans la mer tout leur argent pour être parfaitement heureux, venez-vous nous conseiller, pour être plus heureux aussi, de mettre le feu à nos bibliothèques ? N’excepterez-vous pas au moins de cette proscription générale, cinq ou six philosophes modernes, et par conséquent privilégiés ? Ne peut-on pas même espérer que leurs ouvrages, dispersés dans la foule des autres livres, obtiendront grâce pour le reste, comme autrefois un patriarche demandait grâce pour une ville coupable en faveur de quelques justes ?

On ne peut répondre qu’en riant à de pareilles déclamations. Si c’est se montrer l’ennemi des gens de lettres, que de leur parler avec intérêt des peines de leur état, ceux qui prendraient si légèrement l’alarme pour nous accuser, pourraient faire le procès, sans le savoir, à leurs meilleurs amis. En effet, s’ils trouvaient aujourd’hui dans un livre, sans nom d’auteur, que les lettres ne guérissent de rien, qu’elles ne nous apprennent point à vivre, mais à disputer ; que la raison est un mauvais présent fait à l’homme ; que depuis que les savans ont paru, on ne voit plus de gens de bien ; ils ne manqueraient pas d’attribuer cette satire de l’esprit et des talens à quelque déclamateur moderne, ami des paradoxes et des sophismes ; l’antiquité, diront-ils, était trop sage pour penser de la sorte, et encore moins pour l’écrire. C’est là pourtant ce qu’ont dit et répété Socrate, Sénèque, Cicéron même, et après eux Montaigne et cent autres. Que conclure de ces traits lancés contre les lettres par ceux qu’elles ont le plus occupés et le plus illustrés, et qui même en ont parlé ailleurs