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MORCEAUX CHOISIS

toujours de quelque scélérat en crédit, sans autre crime que leurs forfaits ; qu’il pouvait sans doute échapper à un prince qui dans peu de jours ne serait plus ; mais comment se dérober à la jeunesse du tyran qui allait régner (92) ? Que si les écueils du trône avaient perdu (93) Tibère malgré sa longue expérience, on ne devait pas mieux attendre de Caïus César, à peine sorti de l’enfance, ignorant ses devoirs, nourri dans le vice, et conduit par Macron, qui, plus méchant que Séjan, et par cette raison choisi pour le perdre, avait opprimé l’État avec plus de scélératesse ; qu’il prévoyait un redoublement d’esclavage , et fuyait à la fois le passé et l’avenir. » Après cette espèce de prédiction, il se fit ouvrir les veines.

Tibère perdait ses forces et sa substance ; sa dissimulation lui restait. Se roidissant contre ses maux, il s’efforçait en vain de cacher son dépérissement, tantôt parla fermeté de sa contenance et de ses discours, tantôt par une douceur étudiée. Il avait auprès de lui un médecin habile, nommé Chariclès, qui, sans le gouverner dans ses maladies, l’aidait de ses conseils. Cet homme, feignant de prendre congé de l’empereur pour ses affaires, et lui baisant la main comme par respect, lui tâta le pouls adroitement. Tibère s’en aperçut ; mais (94), cachant d’autant plus sa colère qu’il se croyait offensé, il ordonne un grand festin , et reste à table plus qu’à l’ordinaire , comme par égard pour un ami qui le quittait. Cependant Chariclès assura à Macron que l’empereur tirait à sa fin, et ne passerait pas deux jours. On intrigue alors à la cour ; on dépêche des courriers aux généraux et aux armées. Le 16 mars, il perdit tout à coup la respiration : on le crut mort ; déjà C. César sortait au milieu d’une cour nombreuse pour prendre possession de l’Empire ; tout à coup on apprend que Tibère avait recouvré la vue et la voix, et demandait à manger pour réparer ses forces. Tous tremblent et se dispersent ; les uns jouent la douleur, les autres l’ignorance. C. César, dans un silence morne, voyait la mort au lieu du trône. Macron intrépide, étouffe le vieillard à force de couvertures, et fait sortir tout le monde. Ainsi finit Tibère dans la soixante-dix-huitième année de son âge.

Ses mœurs furent différentes suivant les temps. Simple particulier ou commandant sous Auguste, il jouit d’une réputation méritée ; caché et rusé pendant la vie de Germanicus et de Drusus, il feignit des vertus : jusqu’à la mort de sa mère, il fut mêlé de bien et de mal ; tant qu’il aima ou craignit Séjan, il fit horreur par sa cruauté, mais cacha ses débauches ; abandonné enfin à son caractère, et n’ayant plus ni honte ni crainte, il se précipita dans le crime et dans l’infamie.