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qu’elle doit dire. L’auteur d’Adélaïde applique à cet aréopage, si ridiculement tumultueux, et si plaisamment variable dans ses arrêts, le mot d’un avocat vénitien à des juges qui avaient rendu, en deux mois, deux arrêts contradictoires sur deux affaires semblables : Vous venez, messieurs, leur dit-il avec respect, de me faire gagner ma cause ; vous m’en avez fait perdre une toute semblable le mois dernier, et sempre ben (et toujours bien) ; les juges rirent tout bas de leur sottise, l’auditoire rit un peu des juges, et tout le monde sortit content. Cet heureux sempre ben, peu connu en France avant la charmante préface d’Adélaïde, est devenu depuis, suivant le génie de la nation, l’excuse gaie et proverbiale des sottises contradictoires de toute espèce, dont nous avons si souvent le plaisir d’être les témoins. Boissy, pour jouir pleinement de son succès, aurait eu besoin de flatter, par un compliment semblable, ceux qui l’ayant de même proscrit et absous tour à tour, s’en prenaient à lui d’avoir été dupes ; car en même temps qu’il avait à combattre l’humeur des Comédiens italiens, il eut à essuyer aussi celle de quelques uns de ses spectateurs, lorsqu’ils s’aperçurent du piège, très-innocent en lui-même, mais, selon eux, très-perfide, qu’il avait tendu à leur goût. Plusieurs d’entre eux se déchaînaient contre l’insolence de l’auteur, d’avoir, disaient-ils, manqué de respect au public (3), dont il aurait dû voir en eux les représentans : « De quoi vous plaignez-vous, leur dit un spectateur philosophe, qui riait tout bas de leur méprise et de leur indignation ? J’ai l’honneur d’être, comme vous, membre du public, et je ne me sens point offensé de la petite malice que l’auteur nous a faite ; pourquoi le seriez-vous plus que moi ? Je la lui pardonne de toute mon âme, et je vous conseille d’en faire autant, de crainte que votre petite bévue et votre grande colère ne lui fournissent le sujet d’une nouvelle comédie, dont vous commencerez aussi par vous fâcher, pour finir, comme moi, par en rire. »

Nous avons dit que Boissy était sans fortune ; il avait de plus fait un mariage, où il avait moins consulté les convenances que l’inclination, et qui ne contribuait pas à mettre plus d’aisance dans sa vie. Bientôt il se vit réduit à un degré d’indigence, dont nous craignons d’autant moins d’exposer ici le tableau, qu’il supporta ce malheur avec beaucoup de noblesse et de courage. Comme il connaissait l’humiliante dureté des hommes, et le mépris qui suit la pauvreté, il ne parlait jamais de sa triste situation ; il évitait de paraître dans le monde avec l’extérieur de la misère, et il allait même quelquefois jusqu’à montrer aux yeux du public une espèce de superflu, au risque de se priver