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l’Église : ils n’avaient ni scrupule ni honte d’être sur ce point l’écho des protestants et des incrédules qui, comme l’on sait, ont fait des raisonnements de S. Augustin, l’objet de tant de plaisanteries scandaleuses.

Les jansénistes, d’ailleurs si difficiles et si amers, ne le sont pas tant à beaucoup près à l’égard des écrivains accrédités dans l’Église qu’on accuse d’avoir eu quelques opinions semblables à celles de la société. Comme c’est à cette société, et non à ses opinions qu’ils en veulent, ils trouvent moyen de disculper bien ou mal les auteurs qui ont pensé comme elle, pourvu qu’ils ne soient pas Jésuites. Voulez-vous, monsieur, un singulier exemple des raisons que les jansénistes opposent pour justifier ces écrivains ? Vous savez que les Jésuites et leurs défenseurs ont accusé S. Thomas, le docteur angélique, dont les jansénistes font sonner si haut en leur faveur la doctrine sur la grâce, d’avoir enseigné en termes exprès le régicide tant reproché à la société ; ils ont même osé citer des passages formels du saint docteur à ce sujet ; je vous donne à deviner de quelle manière S. Thomas est défendu d’une imputation si grave par un des jansénistes qui ont écrit contre moi. Il ne disconvient pas de ce fait, quoique si révoltant ; il se retranche à dire, que si on eût sévi du temps de S. Thomas contre la doctrine du régicide, ce saint docteur se serait promptement rétracté, et n’aurait pas montré la même opiniâtreté que les Jésuites à la soutenir. Que diriez-vous, monsieur, d’un juge qui prétendrait absoudre un assassin, en assurant que si quelqu’un lui eût représenté après coup l’énormité de son crime, il aurait été fâché de l’avoir commis ? Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’être théologien, et qui pourrais en conséquence ne pas prendre le même intérêt que les jansénistes à la gloire de l’Ange de l’école, je le défendrai avec plus de force des abominables principes qu’on lui attribue. Je n’ai point lu et vraisemblablement ne lirai jamais la Somme de S. Thomas ; mais sans me donner la peine de l’ouvrir, je soutiendrai à toute la terre qu’il est impossible qu’on y trouve une si damnable assertion : ma raison est péremptoire ; c’est que s’il était possible que S. Thomas eut enseigné ce dogme monstrueux, il ne serait pas depuis cinq siècles l’oracle de la théologie, et presque sur la même ligne que les Pères de l’Église ; la chrétienté ne lui eût pas décerné un culte public, la France encore moins ; les magistrats, si vigilants et si équitables, qui ont fait brûler avec appareil tant d’auteurs jésuites obscurs, eussent fait jeter dans le même feu, avec bien plus d’éclat et de raison, la Somme de S. Thomas, comme plus dangereuse par l’autorité que les théologiens y attachent ; et le gouvernement eût défendu, sous