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dans le royaume ; après avoir privé la société de ses biens, il est juste de fournir à ses membres le moyen de subsister, puisqu’on croit pouvoir, sans inconvénient, les rendre à l’État à qui ils appartiennent.

N’oublions pas, avant de finir ce récit, une circonstance singulière, bien propre à montrer sous son véritable point de vue le prétendu intérêt pour la religion, dont plusieurs de ses ministres cherchent à se parer. Quelques évêques qui résident dans leurs diocèses, se joignirent par des mandements à l’archevêque défenseur des Jésuites ; d’autres évêques, qui ne résident pas, étaient prêts à s’y joindre aussi. Le parlement fit mine de vouloir renouveler et faire observer à la rigueur les anciennes lois sur la résidence ; alors ces évêques se turent, et leur zèle menaçant expira sur leurs lèvres. Déconcertés et humiliés de leur impuissance contre les ennemis des Jésuites, ils chercheront peut-être, pour leur dédommagement, à se rabattre sur les philosophes, qu’ils accusent bien injustement d’avoir communiqué au parlement de Paris leur prétendue liberté de penser ; déjà même quelques uns de ces prélats, à ce qu’on assure, ont pris cette triste et faible revanche ; semblables à ce malheureux passant sur lequel il était tombé quelques tuiles du haut d’une maison dont on réparait le toit, et qui, pour se venger, lançait des pierres au premier étage, n’ayant pas, disait-il, la force de les jeter plus haut.

Tel a été dans le royaume le sort des Jésuites ; les circonstances de leur destruction ont été bien étranges à tous égards ; l’orage est parti du lieu d’où on l’attendait le moins, du Portugal, le pays de l’Europe le plus livré aux prêtres et aux moines ; qui ne paraissait pas fait pour se délivrer si promptement des Jésuites, et encore moins pour donner sur cela l’exemple. Leur anéantissement en France a été préparé par le rigorisme qu’ils ont affiché malgré eux ; enfin il a été consommé par une secte mourante et avilie, qui a terminé, contre toute espérance, ce que les Arnauld, les Pascal, les Nicole n’auraient pu ni exécuter, ni tenter, ni même espérer. Quel exemple plus frappant de cette fatalité inconcevable qui semble présider aux choses humaines, et les amener, lorsqu’on s’y attend le moins, au point de la maturité ou de la destruction ? C’est un beau chapitre à ajouter à l’histoire des grands événements par les petites causes.

Trois ans avant la destruction des Jésuites (en 1759), en parlant des deux partis qui divisaient l’Église de France, je disais du parti le plus puissant, qu’il cesserait bientôt de l’être[1]. On

  1. Voyez t. I, p. 565, § 26, de l’Abus de la Critique en matière de Religion.