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à la patrie réunie, ne formât une société nouvelle, avant même qu’on fût en état de la combattre. La sagesse et l’honneur même du gouvernement semblaient exiger que la jurisprudence à l’égard des Jésuites, quelle qu’elle pût être, fût uniforme dans tout le royaume. Ces vues paraissent avoir dicté l’édit par-lequel le roi vient d’abolir la société dans toute l’étendue de la France, en permettant d’ailleurs à ses membres de vivre tranquillement dans leur patrie, sous les yeux et sous la protection des lois. Puissent les intentions pacifiques de notre auguste monarque être couronnées par le succès qu’elles méritent !

C’est sans doute pour mieux remplir ces intentions respectables, que le parlement de Paris, en enregistrant le nouvel édit, a ordonné aux Jésuites de résider chacun dans leur diocèse, et de se représenter tous les six mois aux magistrats du lieu qu’ils habiteront. On ignore si les Jésuites déjà retirés dans les pays étrangers, jugeront à propos de se soumettre à cette contrainte. Le même arrêt leur défend d’approcher de Paris de dix lieues, ce qui les relègue au moins à six lieues de Versailles, mais ne leur interdit pas le séjour de Fontainebleau et de Compiègne, que la cour habite au moins trois mois de l’année. On a cru, sans doute, que durant un si court espace de temps, leurs intrigues à la cour ne seraient point à craindre ; Dieu veuille qu’on ne se soit pas trompé !

En bannissant les Jésuites par son premier arrêt, le parlement de Paris leur avait assigné des pensions pour leur subsistance ; cet adoucissement à leur exil paraissait à bien des gens une sorte de contradiction. Pourquoi, disait-on, faciliter la retraite dans les pays étrangers à des sujets réputés dangereux, apôtres du régicide, ennemis de l’État, et qui en refusant de renoncer à la société, préfèrent leur général italien à leur souverain légitime ? Ce n’est pourtant pas qu’on doive blâmer avec sévérité cette contradiction apparente ; quand on la désapprouverait en rigueur logique, ce qu’il ne nous appartient pas de décider, on devrait encore plus l’excuser en faveur de la loi naturelle, qui existait avant qu’il y eût des jansénistes et des Jésuites. Ceux qui se sont liés à l’institut de la société, ne l’ont fait que sous la sauvegarde de la foi publique et des lois ; s’ils ont refusé d’y renoncer, ce peut être par une délicatesse de conscience toujours respectable, même dans les hommes qui ont tort : en les immolant à la nécessité qu’on a crue indispensable, de ne plus souffrir de Jésuites en France, il eût été inhumain de les priver des besoins de la vie, et de leur interdire jusqu’à l’air qu’ils respirent. Au reste, ces réflexions, bien ou mal fondées, n’ont plus lieu, dès qu’on permet aux Jésuites, sans rien exiger d’eux, de rester