Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/69

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

proposait, auraient fort embarrassé les jansénistes leurs ennemis, qui ne cherchaient qu’un prétexte pour les faire bannir, et à qui le prétexte aurait manqué. Il est certain, de plus, que, comme chrétiens, ils pouvaient signer en conscience ce qu’on exigeait d’eux ; c’est ce qu’un écrivain, nullement affectionné d’ailleurs à la société, a prouvé démonstrativement par un écrit qui nous est tombé entre les mains, et qu’on trouvera à la suite de cette histoire ; mais soit fanatisme ou raison, soit principe de conscience ou respect humain, soit honneur ou opiniâtreté, les Jésuites n’ont pas fait ce qu’ils auraient pu faire et ce qu’on craignait qu’ils ne fissent. Ces hommes qu’on croyait si disposés à se jouer de la religion, et qu’on avait représentés comme tels dans une foule d’écrits, refusèrent presque tous de prêter le serment qu’on exigeait d’eux ; en conséquence ils eurent ordre de sortir du royaume, et cet ordre fut exécuté à la rigueur. En vain plusieurs représentèrent leur âge, leurs infirmités, les services qu’ils avaient rendus, presque aucune de leurs requêtes ne fut admise. La justice qu’on avait faite du corps fut poussée contre les particuliers jusqu’à une sévérité extrême, qu’apparemment on jugea nécessaire. On voulait ôter à cette société, dont l’ombre même semblait épouvanter encore après qu’elle n’était plus, tous les moyens de renaître un jour ; les sentiments de compassion furent sacrifiés à ce qu’on crut la raison d’État. Cependant les implacables jansénistes, irrités par le souvenir tout récent des persécutions que les Jésuites leur avaient fait souffrir, trouvaient que le parlement n’en faisait pas encore assez ; ils ressemblaient à ce capitaine suisse qui faisait enterrer pêle-mêle sur le champ de bataille les morts et les mourants ; on lui représentait que quelques uns des enterrés respiraient encore, et ne demandaient qu’à vivre : Bon, dit-il, si on voulait les écouter, il n’y en aurait pas un de mort.

Il est certain que la plupart des Jésuites, ceux qui dans cette société, comme ailleurs, ne se mêlent de rien, et qui y sont en plus grand nombre qu’on ne croit, n’auraient pas dû, s’il eût été possible, porter la peine des fautes de leurs supérieurs ; ce sont des milliers d’innocents qu’on a confondus à regret avec une vingtaine de coupables ; de plus, ces innocents se trouvaient par malheur les seuls punis et les seuls à plaindre ; car les chefs avaient obtenu par leur crédit des pensions dont ils pouvaient jouir à leur aise, tandis que la multitude immolée restait sans pain comme sans appui. Tout ce qu’on a pu alléguer en faveur de l’arrêt général d’expulsion prononcé contre ces pères, c’est le fameux passage de Tacite au sujet de la loi des Romains qui condamnait à mort tous les esclaves d’une maison pour le crime d’un seul : habet