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sans passion, que cette manière de penser perce dans tous leurs ouvrages, et dans ceux même des Jésuites français qui ont voulu paraître moins ultramontains sur nos maximes que leurs confrères d’Italie ou d’Espagne.

Il ne faut pas croire cependant que cette soumission au pape, tant reprochée à la société, soit pour elle un dogme irrévocable. Tandis que les Jésuites la prêchaient en Europe avec tant de zèle, on pourrait dire de fureur, pour faire accepter la bulle qu’ils avaient fabriquée, ils résistaient à la Chine aux décrets que les souverains pontifes lançaient contre eux sur les cérémonies chinoises : ils allaient même jusqu’à mettre en question, si le pape était en droit de donner une décision sur de pareils sujets. Tant il est vrai que leur prétendu dévouement au pape n’était, pour ainsi dire, que par bénéfice d’inventaire, et sous la condition tacite de favoriser leurs prétentions, ou du moins de ne pas nuire à leurs intérêts.

Quoi qu’il en soit, le parallèle qu’on vient de faire de la doctrine des Jésuites avec celle des autres ordres, est, ce me semble, le vrai point de vue dont on a dû partir dans leur destruction. Parmi tant de magistrats qui ont écrit dans l’affaire de la société de longs réquisitoires, M. de La Chalotais, procureur-général du parlement de Bretagne, paraît surtout avoir envisagé cette affaire en homme d’État, en philosophe, en magistrat éclairé et dégagé de tout esprit de haine et de parti. Il ne s’est point amusé à prouver laborieusement et faiblement que les autres moines valaient beaucoup mieux que les Jésuites ; il a vu de plus haut et plus loin ; sa marche au combat a été plus franche et plus ferme. L’esprit monastique, a-t-il dit, est le fléau des États ; de tous ceux que cet esprit anime, les Jésuites sont les plus nuisibles, parce qu’ils sont les plus puissants ; c’est donc par eux qu’il faut commencer à secouer le joug de cette nation pernicieuse. Il semble que cet illustre magistrat ait pris pour sa devise ces vers de Virgile :

Ductoresque ipsos primum, capita alta ferentes
Cornibus arboreis, sternit ; tum vulgus, et omnem,
Miscet agens telis nemora inter frondea turbam
[1].

La guerre qu’il a faite avec tant de succès à la société n’est que le signal de l’examen auquel il paraît désirer qu’on soumette les constitutions des autres ordres, sauf à conserver ceux qui par cet

  1. Ces vers sont tirés du liv. ier de l’Énéide. Énée aperçoit dans une forêt un grand troupeau, à la tête duquel des cerfs marchaient fièrement ; il donne la chasse. D’abord il jette par terre les chefs de la troupe, qui portaient la tête haute ; il poursuit et disperse ensuite le reste à travers les bois.