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flanc en se faisant jansénistes[1]. Par là ils ont fourni un prétexte aux attaques de leurs ennemis, et ont eu la douleur de voir le délabrement de leur congrégation, arrivé par leur propre faute. Ils viennent à la vérité de recueillir quelques lambeaux de la dépouille des Jésuites ; mais il est difficile que ces lambeaux puissent remplacer ce qu’ils ont perdu. On doit d’ailleurs leur rendre cette justice, qu’ils n’ont pas marqué d’empressement à profiter de la ruine de leurs adversaires ; la société dans son malheur a éprouvé, de la part des oratoriens, une modération dont elle ne leur avait pas donné l’exemple. Mais que cette modération soit jouée ou sincère, il est difficile de se persuader que l’Oratoire se relève jamais de cet éclat des coups que lui ont portés les Jésuites ; le vernis de jansénisme dont il est toujours taché, et qui le rend au moins suspect à la plupart des évêques, la prévention presque générale du public et de la plupart des magistrats contre les communautés, de quelque espèce qu’elles puissent être, et surtout l’esprit philosophique qui fait de jour en jour des progrès, semble annoncer la fin de cette congrégation et des autres.

Si la culture des sciences et des lettres a servi à rendre la société recommandable, et l’intrigue à la rendre puissante, un autre moyen n’a pas peu contribué à la rendre redoutable à ses adversaires, c’est l’union de tous ses membres pour le bien de la cause commune. Dans les autres sociétés les intérêts et la haine réciproque des particuliers nuisent presque toujours au bien du corps ; chez les Jésuites il en est tout autrement. Ce n’est pas que dans cette compagnie les particuliers s’aiment plus qu’ailleurs ; peut-être même se haïssent-ils davantage, étant par leurs constitutions espions et délateurs nés les uns des autres ; cependant attaquez un seul d’entre eux, vous êtes sûr d’avoir la société entière pour ennemie. Ainsi autrefois le sénat et le peuple romain, souvent divisés par des dissensions intestines, se réunissaient au seul nom des Carthaginois ou de Mithridate. Il n’y a point de jésuite qui ne puisse dire comme cet esprit malin de l’écriture, je m’appelle Légion ; jamais républicain n’aima sa patrie comme chaque jésuite aime la société ; le dernier de ses membres s’intéresse à sa gloire dont il croit qu’il rejaillit sur lui quelques rayons ; il n’y a pas, si j’ose parler ainsi, jusqu’à leur frère apothicaire ou cuisinier qui n’en soit vain et jaloux. Tous à la fois sont mis en action par ce ressort unique, qu’un seul homme dirige à son gré ; et ce n’est pas sans raison qu’on les a définis une épée nue dont la poignée est à Rome. L’amour qu’ils

  1. Ils en étaient bien éloignés en 16… lorsqu’ils défendirent à tous les sujets de la congrégation d’enseigner le jansénisme et le cartésianisme.