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trop heureuse de n’être pas contrainte à admettre dans son sein ces hommes ambitieux et remuants, qui bientôt se seraient emparés du pouvoir ; peut-être même n’a-t-elle échappé à ce joug, que parce que les Jésuites ont dédaigné de le lui faire porter : vraisemblablement ils se sentaient assez forts pour élever avec succès autel contre autel ; et leur vanité, flattée de faire bande à part, nourrissait dès lors l’espérance qu’elle n’a que trop réalisée, d’enlever aux universités l’éducation de la plus brillante noblesse du royaume.

Au milieu de cette guerre des universités et des parlements contre les Jésuites, l’assassinat de Henri IV par Jean Châtel, écolier de ces pères, fut comme le signal d’un nouvel orage contre eux, et fit éclater la foudre qui roulait depuis long-temps sur leurs têtes. Le jésuite Guignard, convaincu d’avoir composé dans le temps de la ligue des manuscrits favorables au régicide, et de les avoir gardés après l’amnistie, périt du dernier supplice, et les parlements qui depuis long-temps voyaient de mauvais œil ces usurpateurs, et qui ne cherchaient qu’une occasion favorable pour s’en défaire, les bannirent du royaume comme une société détestable et diabolique, corruptrice de la jeunesse, et ennemie du roi et de l’État ; c’étaient les termes de l’arrêt.

Il est malheureusement trop certain, et l’histoire de ces temps affreux en fournit d’affligeantes preuves, que les maximes qu’on reprochait à Guignard et aux Jésuites sur le meurtre des rois, étaient alors celles de tous les ordres religieux, et de presque tous les ecclésiastiques. Henri III avait été assassiné par un fanatique de l’ordre des Jacobins ; leur prieur Bourgoin venait d’être écartelé pour cette doctrine ; un chartreux nommé Ouin avait attenté à la vie de Henri IV ; cette abominable théologie était celle des chefs de la ligue, parmi lesquels on comptait des curés et des évêques ; c’était même, si on ose le dire, celle d’une grande partie de la nation, que le fanatisme avait rendu imbécile et furieuse. Le crime de la société était donc celui de beaucoup d’autres. Mais l’acharnement de Rome contre Henri IV, la profession particulière que faisaient les Jésuites de dévouement à cette cour ambitieuse ; enfin la confiance que le roi leur avait marquée en leur permettant l’instruction de la jeunesse, tous ces motifs, fortifiés par la juste haine que leur ambition avait excitée, les faisaient juger avec raison plus dangereux et plus coupables. Jamais on n’a reproché aux Jacobins Bourgoin et Clément leurs confrères assassins, comme on a reproché aux Jésuites Châtel leur écolier et Guignard leur camarade ; c’est que les Jacobins sont peu redoutés, et que les Jésuites étaient craints et odieux.