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Paraguay, des Jésuites pour apôtres et pour maîtres. S’ils avaient trouvé en Europe aussi peu d’obstacles à leur domination, que dans cette vaste contrée de l’Amérique, il est à croire qu’ils y domineraient aujourd’hui avec le même empire : la France, et les États où la philosophie a pénétré pour le bonheur des hommes, y auraient sans doute beaucoup perdu ; mais quelques autres nations peut-être auraient pu gagner au changement : le peuple ne connaît qu’une seule chose, les besoins de la nature, et la nécessité de les satisfaire ; dès qu’il est par sa situation à l’abri de la misère et de la souffrance, il est content et heureux ; la liberté est un bien qui n’est pas fait pour lui, dont il ignore l’avantage, et qu’il ne possède guère que pour en abuser à son propre préjudice ; c’est un enfant qui tombe et se brise dès qu’on le laisse marcher seul, et qui ne se relève que pour battre sa gouvernante ; il faut le bien nourrir, l’occuper sans l’écraser, et le conduire sans lui laisser trop voir ses chaînes ; voilà, dit-on, ce que les Jésuites font au Paraguay ; voilà probablement ce qu’ils auraient fait partout ailleurs, si on avait voulu le permettre. Mais en Europe, où on avait déjà tant de maîtres, on n’a pas jugé à propos d’en souffrir de nouveaux ; cette résistance si naturelle a irrité les Jésuites, et les a rendus méchants : ils ont fait éprouver aux nations qui refusaient leur joug, tous les maux que ces nations cherchaient à leur faire ; utiles et respectés au Paraguay, où ils ne trouvaient que docilité et douceur, ils sont devenus dangereux et turbulents en Europe, ou ils ont rencontré des dispositions un peu différentes ; et ce n’est pas sans raison qu’on a dit, que puisqu’ils faisaient tant de bien dans un coin de l’Amérique, et tant de mal ailleurs, il fallait donc les envoyer tous dans le seul endroit où ils n’étaient pas nuisibles, et en purger le reste de la terre.

Revenons à la France, ou plutôt à l’histoire de l’établissement de la société dans ce royaume. Déjà les Jésuites, soutenus par la protection des papes et par celle des rois, avaient réussi, malgré la résistance des universités, à obtenir de très grands avantages, à fonder plusieurs maisons, à élever enfin dans Paris même un collège, regardé par les autres avec envie : l’établissement de ce collège avait essuyé plusieurs assauts à différentes reprises ; d’abord Étienne Pasquier, si connu par son esprit satirique, et plusieurs années après Antoine Arnauld, père du docteur, avaient successivement prononcé contre les Jésuites ces plaidoyers fameux, où quelques vérités se trouvent jointes à beaucoup de déclamations : la société, victorieuse dans ces deux procès, avait obtenu par provision la liberté de continuer ses leçons ; l’Université de Paris fut obligée de le souffrir, et se crut encore