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SUR LA DESTRUCTION

DES JÉSUITES EN FRANCE.


Le milieu du siècle où nous vivons paraît destiné à faire époque, non seulement dans l’histoire de l’esprit humain, par la révolution qui semble se préparer dans nos idées, mais encore dans l’histoire des États et des Empires, par les événements extraordinaires dont nous avons coup sur coup été témoins. En moins de huit ans nous avons vu la terre ébranlée, engloutir une partie du Portugal, de l’Espagne, de l’Afrique et de la Hongrie, et effrayer par ses secousses plusieurs autres nations ; la guerre allumée de Lisbonne à Pétersbourg pour quelques terrains presque incultes de l’Amérique septentrionale, le système de l’Europe changeant brusquement de face au bout de deux siècles par l’union étroite et inespérée des maisons de France et d’Autriche ; les suites de cette union, toutes contraires à ce qu’il était naturel d’en attendre ; le roi de Prusse résistant seul à cinq puissances formidables liguées contre lui, et sortant du sein de la tempête victorieux et couvert de gloire ; un empereur précipité de son trône ; le roi de Portugal assassiné ; la France épouvantée par un attentat semblable et tremblante pour les jours les plus précieux ; les Jésuites enfin, ces hommes qu’on croyait si puissants, si affermis, si redoutables, chassés du premier de ces deux royaumes et détruits dans le second. Ce dernier événement, qui n’est, à coup sûr, ni le plus funeste, ni le plus grand de tous ceux que nous venons de retracer, n’est peut-être ni le moins surprenant, ni le moins susceptible de réflexions. C’est aux philosophes à le voir tel qu’il est, à le montrer tel qu’il est à la postérité, à faire connaître aux sages de toutes les nations, comment les passions et la haine ont servi, sans le savoir, la raison et la justice dans cette catastrophe inattendue.

Pour s’expliquer avec impartialité sur la destruction des Jésuites en France, l’objet de cet écrit, il faut reprendre les choses de très haut, remonter jusqu’à l’origine de cette société fameuse, exposer sous un même point de vue les obstacles qu’on lui a opposés, les progrès qu’elle a faits, les coups qu’elle a portés et reçus ; enfin les causes apparentes et secrètes, qui l’ont amenée sur le bord du précipice, et qui ont fini par l’y jeter.