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réunissant sous leurs yeux dans un même livre les actions et les paroles mémorables ? Les anciens ont mieux connu que nous l’utilité de ces sortes d’ouvrage ; témoins Plutarque et Xénophon chez les Grecs, et Valère Maxime chez les Romains. À la vérité, un pareil recueil demande de l’âme et du goût pour être fait avec choix, et pour ne pas ressembler aux recueils de bons mots, qui n’ont été faits que par des imbéciles. Qu’il serait à souhaiter que chaque état utile à la société, magistrats, guerriers, artisans même, pût avoir un pareil recueil que lui fût propre, et qu’on ferait lire de bonne heure aux enfants destinés à chacun de ces états ? Quels germes d’humanité, de justice, de bienfaisance ne jetterait-on pas dans leurs âmes ? J’ai entendu regretter plusieurs fois à des officiers citoyens qu’on n’eût pas recueilli les actions de valeur et les paroles héroïques de nos soldats. Que de traits dignes d’admiration on eût tirés d’oubli, et quel objet d’émulation on eût proposé pour toujours à ces hommes qui donnent leur vie à l’État, sans être même soutenus par l’espérance de laisser après eux un peu de gloire ? Par malheur les soldats font partie du peuple ; et tout ce qui n’est que peuple est compté parmi nous pour trop peu de chose.

Mais pourquoi la république des lettres, si ingénieuse à se déchirer elle-même, si empressée de publier les scandales qui l’avilissent, ne recueillerait-elle pas les traits de générosité, de désintéressement, de courage qui peuvent la rendre respectable ? pourquoi, par exemple, pour ne citer que le plus récent, la postérité n’apprendrait-elle pas que, dans un temps où on cherche avec un acharnement puéril à rendre la philosophie odieuse, un membre illustre de cette compagnie, un écrivain qui a rendu la philosophie si aimable dans ses ouvrages, lui a fait encore plus d’honneur, en a fait à l’Académie, en a fait à la France (Voltaire), en arrachant la famille du grand Corneille à l’indigence où elle languissait ignorée ? Pourquoi n’annoncerait-on pas aux gens de lettres de toutes les nations, que le plus célèbre d’entre eux, objet continuel de la plus vile et de la plus impuissante satire, a donné cet exemple de patriotisme à tant d’hommes embarrassés de leurs richesses, qui obscurément jaloux de la supériorité que le génie donne sur eux, applaudissent sourdement aux traits émoussés qu’on lui lance, et croient leur petit triomphe bien secret, parce qu’on ne pense pas à les y troubler ; ennemis cachés et timides du vrai talent qui les dédaigne, et protecteurs ténébreux de la basse littérature qui les méprise.

Si ces réflexions sur l’histoire sont reçues du public avec la même indulgence que mes réflexions sur la poésie, elles en déplairont sans doute davantage, non pas aux bons historiens,