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tout-à-fait sa manière de vivre, et qui joints à la rigueur du climat, le conduisirent au tombeau au bout de quatre mois. Descartes trouvait à Christine beaucoup d’esprit et de sagacité ; néanmoins il paraît que le goût dominant du philosophe fut toujours pour la malheureuse princesse palatine sa première disciple, soit que les malheurs qu’il avait éprouvés lui-même redoublassent son attachement pour elle, soit qu’il lui trouvât plus de lumières, ou de cette docilité qui est le premier hommage pour un chef de secte. Cette préférence, qu’il laissa apparemment, entrevoir, causa à Christine un peu de jalousie.

Descartes, qui en renonçant à tout autre avantage, avait conservé l’ambition des philosophes, le désir de voir adopter exclusivement ses opinions et ses goûts, n’approuvait point que Christine partageât son temps entre la philosophie et l’étude des langues. Il se trouvait mal à son aise au milieu de cette foule d’érudits dont Christine était environnée, et qui faisait dire aux étrangers que bientôt la Suède allait être gouvernée par des grammairiens. Il osa même lui faire sur ce point des représentations assez libres et assez fortes pour se brouiller sans retour avec le maître de grec de la reine, le savant Isaac Vossius, ce théologien incrédule et superstitieux, de qui Charles II, roi d’Angleterre, disait qu’il croyait tout, excepté la Bible. Les représentations de Descartes n’empêchèrent pas la reine d’apprendre le grec, mais elles ne changèrent rien aux sentimens qu’elle avait pour lui. Elle prenait sur son sommeil le temps qu’elle lui donnait ; elle voulut le faire directeur d’une académie qu’elle songeait à établir ; enfin elle lui marqua tant de considération, qu’on prétendit que les grammairiens de Stockholm avaient avancé par le poison la mort du philosophe. Mais cette manière de se défaire de ses ennemis, dit Sorbière, est un honneur que les gens de lettres n’envient pas aux grands.

Néanmoins, quelque passionnée que Christine se soit montrée pour la philosophie de Descartes, il n’y a nulle apparence, comme quelques uns l’ont cru, qu’elle l’ait consulté sur les affaires politiques. Elevée, comme elle l’était, à la meilleure école de l’Europe en ce genre, c’est-à-dire dans le sénat de Suède, quels secours aurait-elle pu tirer d’un philosophe qui, par sa conduite en Hollande, avait montré combien peu il savait traiter avec les hommes, et qu’une retraite de trente ans avait empêché de les connaître ? On a même prétendu qu’elle montra aussi peu de zèle pour les opinions de Descartes, qu’elle avait témoigné d’estime pour sa personne ; et que le fruit qu’elle retira de l’étude de la philosophie, fut de se persuader qu’en ce genre les sottises anciennes valaient bien les nouvelles.