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voudrait savoir. Tandis que des vautours s’égorgeaient, des vers à soie filaient pour nous dans le silence ; nous jouissons de leur travail sans les connaître, et nous ne savons que l’histoire des vautours. Ceux qui nous l’ont transmise ressemblent à des naturalistes qui décriraient avec complaisance les combats des araignées qui se dévorent, et qui oublieraient de nous faire connaître l’industrie avec laquelle elles fabriquent leur toile.

Hâtons-nous de faire taire ce Diogène ; car comme il y a du vrai dans sa déclamation, ce vrai, quoique dur et outré, ou plutôt parce qu’il est dur et outré, chargerait encore l’infortunée philosophie d’un nouveau crime dont elle n’a pas besoin. Essayons, pour la justifier, d’opposer à notre cynique le philosophe sage et modéré qui lit l’histoire pour s’assurer que les générations passées n’ont rien à reprocher à celle qui passe, et pour pardonner à son siècle ; pour se consoler de vivre, par le spectacle de tant d’illustres et respectables malheureux qui l’ont précédé ; pour chercher dans les annales du monde les traces précieuses, quoique faibles et clairsemées, des efforts de l’esprit humain, et les traces bien plus marquées du soin qu’on a mis de tout temps à l’étouffer ; pour voir sans être ému, dans le sort de ses prédécesseurs, celui qu’il doit avoir, s’il joint au même courage le même succès, et s’il a le bonheur ou le malheur d’ajouter quelques pierres d’attente à l’édifice de la raison. L’histoire semble lui répéter à chaque instant ce que les Mexicains disaient à leurs enfants au moment de leur naissance : Souviens-toi que tu es venu dans ce monde pour souffrir ; souffre donc, et tais-toi. C’est ainsi que l’histoire l’instruit, le console et l’encourage. Il lui pardonne d’être incertaine dans ce qu’elle lui apprend, parce que tel est le sort des connaissances humaines et que les obscurités de l’univers physique le consolent de ne pas voir plus clair dans l’univers moral. Il lui pardonne tout ce qu’elle lui apprend de trop, parce qu’il ne lui en coûte rien pour l’oublier ; ou plutôt, il ne fait pas même d’efforts pour chasser de sa mémoire les faits peu intéressants qu’il a recueilli dans sa lecture ; il regarde la connaissance de ces faits comme étant en quelque manière de nécessité convenue entre les hommes, comme une des ressources les plus ordinaires de la conversation ; en un mot, comme une de ces inutilités si nécessaires qui servent à remplir les vides immenses et fréquents de la société.

Ainsi, bien loin que l’histoire doive être dédaignée du philosophe, c’est au philosophe seul qu’elle est véritablement utile. Cependant il est une classe à qui elle est plus profitable encore. C’est la classe infortunée des princes. J’ose employer cette expression sans craindre de les offenser, parce qu’elle est dictée par