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aient négligé de lui donner un successeur ; et cet Élie a sûrement laissé son double esprit à quelque Élisée. Si le conseil de Naples vient à bout de chasser de tels prophètes, il faudra qu’il soit pour le moins aussi habile que le conseil d’Espagne.

XIII. Voici ce qu’un homme de mérite et très instruit écrivait de Londres au mois de février 1767. Nous sommes inondés de Jésuites ; jusqu’ici le gouvernement n’a pas jugé à propos d’y faire attention, mais on s’aperçoit de leur zèle à faire des prosélytes, et le nombre de ce que les Anglais appellent papistes, est considérablement augmenté depuis la destruction de la société en France ; on assure qu’il s’est plus réfugié de Jésuites à Londres qu’à Rome. J’ai peine à croire que les Jésuites fassent en Angleterre autant de prosélytes que cette lettre les en accuse ; on ne se convertit plus guère, et je crois les Jésuites moins propres que jamais à être les ministres de cette bonne œuvre ; j’imagine seulement que leur affluence à Londres doit avoir attiré dans cette ville les papistes du royaume, comme le miel attire les mouches. Quoi qu’il en soit, le gouvernement d’Angleterre souffre donc paisiblement dans son sein les Jésuites et leurs adhérents ; je n’examine pas s’il a tort ou raison ; mais que les Jésuites sentent au moins tout le prix de cette indulgence, si contraire à l’esprit de persécution dont ils étaient animés ; qu’ils cessent enfin de prêcher contre la tolérance, qui leur est aujourd’hui si utile ; car, sans cette tolérance, que deviendraient-ils en Angleterre et ailleurs ?

XIV. Ce qui attire surtout l’attention de l’Europe, c’est le parti que prendront les Jésuites du Paraguai ; leur conduite avec l’Espagne nous apprendra s’ils sont en effet aussi puissants dans ce pays que leurs ennemis et leurs amis le prétendent ; l’événement fera connaître s’ils sont assez forts pour se maintenir au Paraguai en dépit de l’Espagne ; en ce cas, malheur à toute puissance qui ne les chassera pas de chez elle, comme des hommes qui osent partager avec le gouvernement le pouvoir souverain ; pour moi, mon avis serait qu’on envoyât au Paraguai tous les Jésuites d’Europe, ils y seraient tranquilles et heureux, s’ils peuvent l’être, et nous aussi.

XV. J’ignore comment les Jésuites du Paraguai se conduiront ; mais quel que soit leur projet, j’ai mauvaise opinion du succès, si le même esprit de vertige qui les agite aujourd’hui en Europe, s’est étendu jusqu’aux Jésuites du Nouveau-Monde. Cet esprit de vertige, qui les précipite partout vers leur ruine, est bien contraire à l’esprit de leur institut, et ce n’était pas par là qui fallait s’en écarter. Qu’est devenue cette prudence dont ils se glorifiaient, qui avait tant contribué à leur grandeur, qui