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DE L’ENCYCLOPÉDIE.

nos idées les premières opérations de la raison précèdent les premiers efforts de l’imagination, celle-ci, quand elle a fait les premiers pas, va beaucoup plus vite que l’autre : elle a l’avantage de travailler sur des objets qu’elle enfante ; au lieu que la raison forcée de se borner à ceux qu’elle a devant elle, et de s’arrêter à chaque instant, ne s’épuise que trop souvent en recherches infructueuses. L’univers et les réflexions sont le premier livre des vrais philosophes, et les anciens l’avaient sans doute étudié : il était donc nécessaire de faire comme eux ; on ne pouvait suppléer à cette étude par celle de leurs ouvrages, dont la plupart avaient été détruits, et dont un petit nombre, mutilé par le temps, ne pouvait nous donner sur une matière si vaste que des notions fort incertaines et fort altérées.

La scholastique qui composait toute la science prétendue des siècles d’ignorance, nuisait encore aux progrès de la vraie philosophie dans ce premier siècle de lumière. On était persuadé depuis un temps, pour ainsi dire, immémorial, qu’on possédait dans toute sa pureté la doctrine d’Aristote, commentée par les Arabes, et altérée par mille additions absurdes ou puériles ; et on ne pensait pas même à s’assurer si cette philosophie barbare était réellement celle de ce grand homme, tant on avait conçu de respect pour les anciens. C’est ainsi qu’une foule de peuples nés et affermis dans leurs erreurs par l’éducation, se croient d’autant plus sincèrement dans le chemin de la vérité, qu’il ne leur est pas même venu en pensée de former sur cela le moindre doute. Aussi, dans le temps que plusieurs écrivains, rivaux des orateurs et des poètes grecs, marchaient à côté de heurs modèles, ou peut-être même les surpassaient, la philosophie grecque, quoique fort imijarfaite, n’était pas même bien connue.

Tant de préjugés qu’une admiration aveugle pour l’antiquité contribuait à entretenir, semblaient se fortifier encore par l’abus qu’osaient faire quelques théologiens de la soumission des peuples. On avait permis aux poètes de chanter dans leurs ouvrages les divinités du paganisme, parce qu’on était persuadé avec raison que les noms de ces divinités ne pouvaient être qu’un jeu dont on n’avait rien à craindre. Si d’un côté la religion des anciens qui animait fout, ouvrait un vaste champ à l’imagination des beaux esprits ; de l’autre, les principes en étaient trop absurdes, pour qu’on appréhendât de voir ressusciter Jupiter et Pluton par quelque secte de novateurs. Mais l’on craignait, ou l’on paraissait craindre les coups qu’une raison aveugle pouvait porter au christianisme : comment ne voyait-on pas qu’il n’avait point à redouter une attaque aussi faible ? Envoyé du ciel aux hommes,