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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

de l’avantage qu’ils avaient de mettre en œuvre la même matière que les anciens : s’ils eussent, comme nos littérateurs, perdu beaucoup de temps à rechercher et à imiter mal cette matière, au lieu de songer à en employer une autre, pour imiter les ouvrages même qui faisaient l’objet de leur admiration, ils auraient fait sans doute un chemin beaucoup moins rapide, et en seraient encore à trouver le marbre.

À l’égard de la musique, elle a dû arriver beaucoup plus tard à un certain degré de perfection, parce que c’est un art que les modernes ont été obligés de créer. Le temps a détruit tous les modèles que les anciens avaient pu nous laisser en ce genre, et leurs écrivains, du moins ceux qui nous restent, ne nous ont transmis sur ce sujet que des connaissances très-obscures, ou des histoires plus propres à nous étonner qu’à nous instruire. Aussi plusieurs de nos savans, poussés peut-être par une espèce d’amour de propriété, ont prétendu que nous avons porté cet art beaucoup plus loin que les Grecs ; prétention que le défaut de monumens rend aussi difficile à appuyer qu’à détruire, et qui ne peut être qu’assez faiblement combattue par les prodiges vrais ou supposés de la musique ancienne. Peut-être serait-il permis de conjecturer avec quelque vraisemblance, que cette musique était tout-à-fait différente de la nôtre ; et que si l’ancienne était supérieure par la mélodie, l’harmonie donne à la moderne des avantages.

Nous serions injustes, si à l’occasion du détail oii nous venons d’entrer, nous ne reconnaissions point ce que nous devons à l’Italie ; c’est d’elle que nous avons reçu le « sciences, qui, depuis, ont fructifié si abondamment dans toute l’Europe ; c’est à elle surtout que nous devons les beaux-arts et le bon goût, dont elle nous a fourni un grand nombre de modèles inimitables.

Pendant que les arts et les belles-lettres étaient en honneur, il s’en fallait beaucoup que la philosophie fît le même progrès, du moins dans chaque nation prise en corps ; elle n’a reparu que beaucoup plus tard. Ce n’est pas qu’au fond il soit plus aisé d’exceller dans les belles-lettres que dans la philosophie ; la supériorité en tout genre est également difficile à atteindre. Mais la lecture des anciens devait contribuer plus promptement à l’avancement des belles-lettres et du bon goût, qu’à celui des sciences naturelles. Les beautés littéraires n’ont pas besoin d’être vues long-temps pour êtres senties ; et comme les hommes sentent avant que de penser, ils doivent par la même raison juger ce qu’ils sentent avant de juger ce qu’ils pensent. D’ailleurs, les anciens n’étaient pas à beaucoup près aussi parfaits comme philosophes que comme écrivains. En effet, quoique dans l’ordre de