Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/96

Cette page n’a pas encore été corrigée
58
DISCOURS PRÉLIMINAIRE

en comparer quelques uns aux harangues de la plupart de nos rhéteurs, qui vides de choses, et semblables à des corps sans substance, n’auraient besoin que d’être mises en français pour n’être lues de personne.

Les gens de lettres sont enfin revenus peu à peu de cette espèce de manie. Il y a apparence qu’on doit leur changenaent, du moins en partie, à la protection des grands, qui sont bien aises d’être savans, à condition de le devenir sans peine, et qui veulent pouvoir juger sans étude d’un ouvrage d’esprit, pour prix des bienfaits qu’ils promettent à l’auteur, ou de l’amitié dont ils croient l’honorer. On commença à sentir que le beau, pour être en langue vulgaire, ne perdait rien de ses avantages ; qu’il acquérait même celui d’être plus facilement saisi du commun des hommes, et qu’il n’y avait aucun mérite à dire des choses communes ou ridicules dans quelque langue que ce fût, et à plus forte raison dans celles qu’on devait parler le plus mal. Les gens de lettres pensèrent donc à perfectionner les langues vulgaires ; ils cherchèrent d’abord à dire dans ces langues ce que les anciens avaient dit dans les leurs. Cependant, par une suite du préjugé dont on avait eu tant de peine à se défaire, au lieu d’enrichir la langue française, on commença par la défigurer. Ronsard en fit un jargon barbare, hérissé de grec et de latin : mais heureusement il la rendit assez méconnaissable pour qu’elle en devînt ridicule. Bientôt on sentit qu’il fallait transporter dans notre langue les beautés et non les mots des langues anciennes. Réglée et perfectionnée par le goût, elle acquit assez promptement une infinité de tours et d’expressions heureuses. Enfin on ne se borna plus à copier les Romains et les Grecs, ou même à les imiter, on tâcha de les surpasser, s’il était possible, et de penser d’après soi. Ainsi l’imagination des modernes renaquit peu à peu de celle des anciens ; et on vit éclore presque en même temps tous les chefs-d’œuvre du dernier siècle, en éloquence, en histoire, en poésie, et dans les différens genres de littérature.

Malherbe, nourri de la lecture des excellens poètes de l’antiquité, et prenant comme eux la nature pour modèle, répandit le premier dans notre poésie une harmonie et des beautés auparavant inconnues. Balzac, aujourd’hui trop méprisé, donna à notre prose de la noblesse et du nombre. Les écrivains du Port-Royal continuèrent ce que Balzac avait commencé ; ils y ajoutèrent cette précision, cet heureux choix des termes, et, cette pureté qui ont conservé jusqu’à présent à la plupart de leurs ouvrages un air moderne, et qui les distinguent d’un grand nombre de livres surannés écrits dans le racme temps. Corneille ;