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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

point par étudier la nature, ainsi que les premiers hommes avaient du faire ; on jouissait d’un secours dont ils étaient dépourvus, celui des ouvrages des anciens, que la générosité des grands et l’impression commençaient à rendre communs : on croyait n’avoir qu’à lire pour devenir savant ; et il est bien plus aisé de lire que de voir. Ainsi on dévora sans distinction tout ce que les anciens nous avaient laissé dans chaque genre : on les traduisit, on les commenta ; et par une espèce de reconnaissance on se mit à les adorer, sans connaître à beaucoup près ce qu’ils valaient.

De là cette foule d’érudits profonds dans les langues savantes, jusqu’à dédaigner la leur, qui, comme l’a dit un auteur célèbre, connaissaient tout dans les anciens, hors la grâce et la finesse, et qu’un vain étalage d’érudition rendait si orgueilleux ; parce que les avantages qui coûtent le moins sont pour l’ordinaire ceux dont on aime le plus à se parer. C’était une espèce de grands seigneurs, qui, sans ressembler par le mérite réel à ceux dont ils tenaient la vie, tiraient beaucoup de vanité de croire leur appartenir. D’ailleurs cette vanité n’était point sans quelque espèce de prétexte. Le pays de l’érudition et des faits est inépuisable ; on croit, pour ainsi dire, voir tous les jours augmenter sa substance par les acquisitions que l’on y fait sans peine. Au contraire, le pays de la raison et des découvertes est d’une assez petite étendue ; et souvent, au lieu d’y apprendre ce que l’on ignorait, on ne parvient à force d’étude qu’à désapprendre ce qu’on croyait savoir. C’est pourquoi, à mérite fort inégal, un érudit doit être beaucoup plus vain qu’un yjhilosophe, et peut-être qu’un poëte : car l’esprit qui invente est toujours mécontent de ses progrès, parce qu’il voit au-delà ; et les plus grands génies trouvent souvent dans leur amour-propre même un juge secret, mais sévère, que l’approbation des autres fait taire pour quelques inslans, mais qu’elle ne parvient jamais à corrompre. On ne doit donc pas s’étonner que les savans dont nous parlons misscrit tant de gloire à jouir d’une science hérissée, souvent ridicule, et quelquefois barbare.

Il est vrai que notre siècle, qui se croit destiné à changer les lois en tout genre, et à faire justice, ne pense pas fort avantageusement de ces hommes autrefois si célèbres. C’est une espèce de mérite aujourd’hui que d’en faire peu de cas ; et c’est même un mérite que bien des gens se contentent d’avoir. Il semble que par le mépris qu’on a pour ces savans, on cherche à les punir de l’estime outrée qu’ils faisaient d’eux-mêmes, ou du suffrage peu éclairé de leurs contemporains, et qu’en foulant aux pieds ces idoles, on veuille en faire oublier jusqu’aux noms. Mais