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lumières de la philosophie que nous nous sommes délivrés de tant de maux. Des hommes courageux ont osé quelquefois même au péril de leur liberté, de leur fortune et de leur vie, ouvrir les jeux des peuples et des rois. La reconnaissance qu’ils ont droit d’exiger de notre siècle, doit se mesurer sur l’importance des services qu’ils lui ont rendus, et l’effet le plus réel de cette reconnaissance est la protection qu’on doit à leurs successeurs. Cette protection, nous le disons avec joie, trouvera aujourd’hui d’autant moins d’obstacles, que l’esprit de philosophie, qui se répand de jour en jour, s’est communiqué à la partie la plus saine et la plus sage des théologiens, et les a rendus plus indulgens ou plus équitables sur les matières qui ne sont pas de leur objet. Nous ne sommes plus au temps où c’était presque un crime parmi nous d’enseigner une autre philosophie que celle d’Aristote. Avec quelques lumières de moins et l’inquisition de plus, on en eut fait une espèce de loi de l’Etat, comme elle l’est encore chez des nations voisines[1].

XXIX. Il ne faut que jeter les yeux sur ces nations malheureuses, victimes d’une loi si ridicule, pour se convaincre des tristes effets que produisent chez un peuple la crainte et l’impossibilité de s’instruire. La postérité croira-t-elle que de nos jours on ait imprimé dans une des principales villes de l’Europe l’ouvrage suivant avec ce titre ; Systema Aristotelicum de formis substantialibus et accidentibus absolutis, 1750 ? Cette postérité ne jugera-t-elle pas que la date est une faute d’impression, et qu’il faut lire 1550 ? Tel est cependant, au milieu du dix-huitième siècle, l’état déplorable de la raison dans une des belles régions de la terre, chez une nation d’ailleurs spirituelle et polie ; tandis que les sciences font de si grands progrès en

    la vraie religion, la confondent avec les fausses, la regardent comme une invention humaine pour contenir le vulgaire dans son devoir, et craignent tout ce qui pourrait en diminuer le respect dans l’esprit du peuple, c’est-à-dire, selon eux, le désabuser. Je ne dispute point contre ces politiques, il faudrait commencer par les instruire et les convertir ; mais je crois devoir satisfaire, s’il est possible, les gens de bien scrupuleux qui par un zèle peu éclairé tombent dans le même inconvénient, de trembler lorsqu’il n’y a pas sujet de craindre. Que craignez-vous ? leur dirais-je ; est-ce de connaître la vérité ? Vous aimez donc à demeurer dans l’erreur, ou du moins dans l’ignorance ; et pouvez-vous y demeurer en sûreté, vous qui devez instruire les autres ?

  1. Nos pères s’en virent bien près en 1624, lorsqu’à la requête de l’Université, et surtout de la Sorbonne, il fut défendu par arrêt du parlement, sous peine de la vie, de tenir ou d’enseigner aucune maxime contre les anciens auteurs et approuvés, et de faire aucunes disputes que celles qui seront approuvées par les docteurs de la Faculté de théologie. Par le même arrêt on admonesta et on bannit diférens particuliers qui avaient composé et publié des thèses contre la doctrine d’Aristote.