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l’intente devant le public, ne saurait être appuyée sur des preuves trop convaincantes et trop notoires. Mais cette précaution, si équitable en elle-même, est surtout nécessaire lorsqu’on attaque un écrivain célèbre, dont le nom seul est capable de donner du poids à ses opinions, et même à celles qu’on pourrait lui attribuer faussement. Quel avantage la religion a-t-elle tiré des imputations et des invectives tant de fois réitérées contre l’illustre auteur de l’Esprit des Lois ? D’un côté on n’a pu le convaincre d’avoir cherché à porter la moindre atteinte à l’Évangile, dont il a parlé avec le plus grand respect dans tout le cours de son ouvrage ; de l’autre les incrédules se sont glorifiés du chef qu’on leur donnait si gratuitement ; ils ont accepté avec reconnaissance l’espèce de présent qu’on leur faisait, et le nom de Montesquieu leur a été bien plus utile que les prétendus traits qu’on l’accusait d’avoir lancés contre le christianisme. L’autorité est le grand argument de la multitude ; et l’incrédulité, disait un homme d’esprit, est une espèce de foi pour la plupart des impies. Aussi qu’est-il enfin arrivé, après tant d’écrits et d’injures pieuses contre l’auteur de l’Esprit des Lois ? Les défenseurs éclairés de la religion, qui étaient d’abord restés dans le silence, l’ont enfin rompu, peut-être un peu trop tard, pour justifier eux-mêmes le philosophe. Ils ont senti le poids du nom qu’on leur opposait, et n’ont rien oublié pour le rayer du catalogue des mécréans, où on l’avait si légèrement placé.

XXVI. Veut-on savoir une des principales causes de cette guerre déclarée aux philosophes ? Les théologiens de France sont divisés depuis long-temps en deux partis qui s’abhorrent et se déchirent pour la plus grande gloire de Dieu, et pour le plus grand bien de l’Eglise et de l’Etat. Le plus faible des deux, après avoir épuisé contre le plus puissant, qui cessera bientôt de l’être, tout ce que la médisance ou la calomnie peuvent faire imaginer d’injures, a fini par lui reprocher son indifférence pour la doctrine de l’Evangile, attaquée tous les jours dans une multitude innombrable d’écrits. Sensible à ce reproche, le parti le plus puissant s’est piqué d’honneur, et s’est en apparence réuni au plus faible, pour tomber sans discernement sur les incrédules vrais ou supposés. Cette alliance offensive devait naturellement suspendre la guerre allumée depuis plus de cent ans dans le sein de l’Eglise de France ; mais au grand détriment de la religion, elle n’a pas même produit cet effet ; et on ne saurait dire dans cette circonstance, facti sunt amici ex ipsâ die ; au contraire cette guerre déclarée à l’ennemi commun n’a fourni aux deux partis qu’un prétexte nouveau pour se déchirer