Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/60

Cette page n’a pas encore été corrigée
22
DISCOURS PRÉLIMINAIRE

que tous y aient le même droit. Un droit si légitime est donc bientôt enfreint par ce droit barbare d’inégalité, appelé loi du plus fort, dont l’usage semble nous confondre avec les animaux, et dont il est pourtant si difficile de ne pas abuser. Ainsi la force, donnée par la nature à certains hommes, et qu’ils ne devraient sans doute employer qu’au soutien et à la protection des faibles, est au contraire l’origine de l’oppression de ces derniers. Mais plus l’oppression est violente, plus ils la souffrent impatiemment, parce qu’ils sentent que rien n’a du les y assujétir. De là la notion de l’injuste, et par conséquent du bien et du mal moral, dont tant de philosophes ont cherché le principe, et que le cri de la nature, qui retentit dans tout homme, fait entendre chez les peuples même les plus sauvages. De là aussi cette loi naturelle que nous trouvons au dedans de nous, source des premières lois que les hommes ont du former : sans le secours même de ces lois elle est quelquefois assez forte, sinon pour anéantir l’oppression, au moins pour la contenir dans certaines bornes. C’est ainsi que le mal que nous éprouvons par les vices de nos semblables, produit en nous la connaissance réfléchie des vertus opposées à ces vices, connaissance précieuse, dont une union et une égalité parfaite nous auraient peut-être privés.

Par l’idée acquise du juste et de l’injuste, et conséquemment de la nature morale des actions, nous sommes naturellement amenés à examiner quel est en nous le principe qui agit, ou, ce qui est la même chose, la substance qui veut et qui conçoit. Il ne faut pas approfondir beaucoup la nature de notre corps et Vidée que nous en avons, pour reconnaître qu’il ne saurait être cette substance, puisque les propriétés que nous observons dans la matière, n’ont rien de commun avec la faculté de vouloir et de penser : d’où il résulte que cet être appelé Nous, est formé de deux principes de différente nature, tellement unis, qu’il règne entre les mouvemens de l’un et les affections de l’autre, une correspondance que nous ne saurions ni suspendre ni altérer, et qui les tient dans un assujétissement réciproque. Cet esclavage si indépendant de nous, joint aux réflexions que nous sommes forcés de faire sur la nature des deux principes et sur leur imperfection, nous élève à la contemplation d’une intelligence toute-puissante à qui nous devons ce que nous sommes, et qui exige par conséquent notre culte : son existence, pour être reconnue, n’aurait besoin que de notre sentiment intérieur, quand même le témoignage universel des autres hommes, et celui de la nature entière, ne s’y joindraient pas.

Il est donc évident que les notions purement intellectuelles du vice et de la vertu, le principe et la nécessité des lois, la spiri-