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spirituelle. Mais, de plus, pour décider en quoi la spiritualité consiste, et s’il est de la nature d’un être spirituel de penser ou même de sentir toujours, avons-nous une idée distincte de la nature de notre âme ? Qu’on le demande au P. Mallebranche, qui ne sera pourtant pas soupçonné d’avoir coufondu l’esprit avec la matière. Enfin, c’est par nos sens que nous connaissons la substance corporelle ; c’est donc par leur moyen que nous avons appris à la regarder comme incapable de volonté et de sensation, et par conséquent de pensée. De là résultent deux conséquences ; en premier lieu, que nous devons à nos sensations et aux réflexions qu’elles nous ont fait faire, la connaissance que nous avons de l’immatérialité de l’âme ; en second lieu, que l’idée de spiritualité est en nous une idée purement négative, qui nous apprend ce que l’être spirituel n’est pas, sans nous éclairer sur ce qu’il est. Il y aurait de la présomption à penser autrement, et de l’imbécillité à croire qu’il faille penser autrement pour être orthodoxe. Notre âme n’est ni matière, ni étendue, et cependant est quelque chose ; quoiqu’un préjugé grossier, fortifié par l’habitude, nous porte à juger que ce qui n’est point matière n’est rien. Voilà où la philosophie nous conduit, et où elle nous laisse.

XIII. Cette manie si étrange, de vouloir ériger en dogme les opinions les moins fondées sur la nature de l’âme, n’est pas particulière à notre siècle. Nous n’en rapporterons qu’un seul exemple. Hincmar, archevêque de Reims, le même qui fit si bien fouetter Gothescalc au concile de Quercy, en attendant qu’il fut prouvé que Gothescalc avait tort[1], fit condamner à peu près dans le même temps un certain Jean Scot Erigène, qui, parmi plusieurs erreurs réelles, soutenait que l’âme n’était pas dans le corps. Il est difficile de concevoir en quoi cette prétendue hérésie peut consister, car c’est aux corps seuls qu’il appartient d’être dans un lieu plutôt que dans un autre ; et si dans le neuvième siècle on eut été aussi vigilant que dans le nôtre sur le matérialisme, Jean Scot aurait eu beau jeu pour en accuser son adversaire. L’âme est unie au corps d’une manière tout-à-fait inconnue pour nous, et que la ténébreuse métaphysique des écoles a tenté d’expliquer en vain ; mais au temps d’Hincmar on était trop ignorant pour savoir douter.

XIV. Au reste, si le philosophe, toujours obligé de s’énoncer clairement, ne doit point se permettre d’expressions impropres

  1. On sait que S. Remy de Lyon et S. Prudence de Troyes prirent sa défense, même après sa flagellation.