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en sont-elles moins convaincantes, et ne peut-on pas se rendre à la force de ces preuves, que Descartes a le premier approfondies et développées, et croire que quelques Pères de l’Eglise ne les ont pas connues ? Mais, dira-t-on, ceux qui soutiennent que la notion distincte de création ne se trouve point dans l’Ecriture, ni celle de la spiritualité de l’âme dans quelques anciens docteurs, ne se soutiennent que parce qu’ils prétendent que le monde est éternel et que l’âme est matière. S’ils le prétendent, voilà de quoi il faut les convaincre ; rien n’est plus nécessaire et plus juste ; mais il me semble qu’on ne choisit pas le plus sûr moyen pour les démasquer, surtout quand ils reconnaissent, comme plusieurs l’ont fait expressément, les deux vérités qu’on les accuse de révoquer en doute.

XI. Ce n’est pas assez de s’élever contre l’impiété ; il faut encore ne pas se méprendre sur le genre d’impiété qu’on attaque. On m’accuse de matérialisme , disait un jour un pyrrhonien ; c’est à peu près comme si on accusait un constitutionnaire de jansénisme. Si j’avais à douter de quelque chose, ce serait plutôt de l’existence de la matière que de celle de la pensée. Je ne connais la première que par le rapport équivoque de mes sens, et je connais la seconde par le témoignage infaillible du sentiment intérieur. Ma propre pensée m’assure de l’existence d’un principe pensant, l’idée que j’ai des corps et de l’étendue est beaucoup plus incertaine et plus obscure, et je ne vois sur cet objet que le scepticisme de raisonnable. Ainsi, bien loin d’être matérialiste, je pencherais plutôt à nier l’existence de la matière, au moins telle que mes sens me la représentent ; mais il me parait plus sage de me taire et de douter. Ce pyrrhonien, outré dans ses opinions, n’avait pas tout-à-fait tort dans ses plaintes. Le nom de matérialiste, nous ne pouvons nous dispenser de le répéter, est devenu de nos jours une espèce de cri de guerre ; c’est la qualification générale, qu’on applique sans discernement à toutes les espèces d’incrédules, ou même à ceux qu’on veut seulement faire passer pour tels. Dans toutes les religions et dans tous les temps, le fanatisme ne s’est piqué ni d’équité, ni de justesse. Il a donné à ceux qu’il voulait perdre, non pas les noms qu’ils méritaient, mais ceux qui pouvaient leur nuire le plus. Ainsi, dans les premiers siècles, les païens donnaient à tous ci chrétiens le nom de juifs, parce qu’il s’agissait moins d’avoir raison que de rendre les chrétiens odieux.

XII. Durant tout le temps que la philosophie d’Aristote a régné, c’est-à-dire, pendant plusieurs siècles, on a cru que