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prétendu que l’univers était gouverné par une intelligence suprême suivant des lois générales et invariables. Les cendres de Socrate fumaient encore, lorsqu’Aristote, cité devant les mêmes juges par des ennemis fanatiques, fut contraint de se dérober par la fuite à la persécution : Ne souffrons pas, dit-il, qu’on fasse une seconde injure à la philosophie. Ces Athéniens superstitieux, qui applaudissaient aux impiétés d’Aristophane, permettaient de tourner en ridicule les objets de leur culte, et ne souffraient pourtant pas qu’on y en substituât d’autres. Il n’était défendu chez les Grecs de parler de divinité, qu’aux seuls hommes qui pouvaient en parler dignement. Mais sans remonter aux siècles des Anaxagore, des Aristote et des Socrate, bornons-nous à ce qui s’est passé dans le nôtre.

IV. Le fameux jésuite Hardouin, un des premiers hommes de son siècle par la profondeur de son érudition, et un des derniers par l’usage ridicule qu’il en a fait, porta autrefois l’extravagance jusqu’à composer un ouvrage exprès, pour mettre sans pudeur et sans remords au nombre des athées des auteurs respectables, dont plusieurs avaient solidement prouvé l’existence de Dieu dans leurs écrits ; absurdité bien digne d’un visionnaire, qui prétendait que la plupart des chefs-d’œuvre de l’antiquité avaient été composés par des moines du treizième siècle. Ce pieux sceptique, en attaquant, comme il le faisait, la certitude de presque tous les monumens historiques, eût mérité plus que personne le nom d’ennemi de la religion, si ses opinions n’eussent été trop insensées pour avoir des partisans. Sa folie, dit un écrivain célèbre, ôta à sa calomnie toute son atrocité ; mais ceux qui renouvellent cette calomnie dans notre siècle, ne sont pas toujours reconnus pour fous, et sont souvent très-dangereux. Naturellement intolérans dans leurs opinions, quelque indifférentes qu’elles soient en elles-mêmes, les hommes saisissent avec empressement tout ce qui peut leur servir de prétexte pour rendre ces opinions respectables. On a voulu lier au christianisme les questions métaphysiques les plus contentieuses, et les systèmes de philosophie les plus arbitraires. En vain la religion, si simple et si précise dans ses dogmes, a rejeté constamment un alliage qui la défigurait ; c’est d’après cet alliage imaginaire qu’on a cru la voir attaquée dans les ouvrages où elle l’était le moins. Entrons à cet égard dans quelque détail, et montrons avec quelle injustice on a traité sur un point de cette importance les plus sages et les plus respectables des philosophes.

V. Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je ferai un monde : ainsi parlait autrefois Descartes, et ainsi se sont expri-