Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/588

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
546
DE LA LIBERTÉ

ce sommeil devenant toujours plus profond et plus lent, finira tout à coup et sans gradation par une symphonie bruyante.

XL. Rameau a suivi ce plan dans plusieurs de ses ouvertures, et en a fait des tableaux. L’ouverture de Zaïs peint le débrouillement du chaos, celle de Naïs le combat des Titans, celle de Platée l’arrivée de la Folie, celle de Pygmalion les coups de ciseau d’un sculpteur. Désirons pour le progrès de l’art que ce modèle soit imité. Mais il faut pour cela que le musicien et le décorateur s’entendent, que l’orchestre et le machiniste agissent de concert, et que le spectacle soit toujours le tableau détaillé de la symphonie ; sans quoi l’image musicale sera imparfaite et manquée. Il faut de plus, et c’est là l’essentiel, des musiciens de génie, qui sentent toute l’énergie et la variété des peintures dont la musique est capable, et qui soient en état de les exécuter dans toute leur étendue. Nous disons dans toute leur étendue, car, en matière d’expression, rien ne prouve davantage le défaut de génie, que de rester à moitié chemin ; c’est une marque qu’on a entrevu le but, et qu’on n’a pas eu la force d’y arriver ; un compositeur qui ne rend son idée qu’à moitié ou faiblement, ressemble à un écrivain qui n’a pu trouver le mot propre ; la musique est manquée quand elle ne produit pas tout l’effet qu’on a droit d’en attendre, quand l’auditeur voit au-delà de ce que lui présente l’artiste. Nous pourrions donner des exemples frappans de ce défaut dans plusieurs morceaux de musique, qui ont néanmoins de la réputation parmi nous ; mais les auteurs sont vivans, et nous n’écrivons pas pour offenser.

XLI. Voilà bien des réflexions qu’on trouvera peut-être hasardées, mais qui, bonnes ou mauvaises, ne valent pas à coup sûr un bel air de musique. L’artiste qui crée et qui réussit est bien préférable au philosophe qui raisonne ; aussi ne songe-t-on guère à donner des préceptes, quand on est en état de fournir des modèles. Raphaël n’a point fait de dissertations, mais des tableaux. En musique nous écrivons, et les Italiens exécutent, Les deux nations à cet égard sont l’image de ces deux architectes qui se présentèrent aux Athéniens pour un monument que la République voulait faire élever. L’un d’eux parla long-temps et fort éloquemment sur son art ; l’autre, après l’avoir écouté, ne prononça que ces mots : ce qu’il a dit, je le ferai.