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hardiesses expressives, des licences heureuses, des routes de modulations détournées et savantes, et néanmoins toujours naturelles, voilà son caractère et ses richesses. Toutes les oreilles françaises, pour l’honneur de notre nation, n’y sont pas insensibles. Il est vrai qu’il y en a beaucoup d’incrédules, et ce qui est pis encore, bien des oreilles hypocrites, qui feignent par air un plaisir qu’elles n’ont pas. Un moyen sûr pour les connaître, c’est d’examiner les jugemens qu’elles portent des différens airs italiens qu’elles entendent ; ceux qui leur plaisent pour l’ordinaire davantage, sont ceux qui sont le plus à la française. Je me souviens que dans l’intermède du Maître de Musique, l’air de l’Echo eut un grand succès auprès de ces prétendus amateurs. C’était pourtant un air assez commun, indigne d’être comparé à plusieurs autres du même intermède, qui avaient glissé sur les oreilles vulgaires. De pareils juges, qui ne goûtent dans la musique italienne que ce qu’elle a de plus trivial, ne sont pas faits pour sentir l’expression qui en est l’âme. Mais cette expression n’a pas échappé parmi nous à l’espèce d’hommes qui, par leur état, doivent s’y connaître mieux que les autres, aux gens de lettres et aux artistes. La plupart sont devenus partisans aussi zélés de la musique italienne, qu’antagonistes déclarés de la nôtre, et l’opéra français leur est aujourd’hui insupportable, du moins à presque tous ceux qui me sont connus.

XXXI. Et comment ne le serait-il pas ? Le chant français a le défaut le plus contraire à l’expression ; c’est de se ressembler toujours à lui-même. La douleur et la joie, la fureur et la tendresse y ont le même style[1] ; toujours la même route de mélodie, la même marche de modulation, et toujours la marche la plus élémentaire, la plus étroite et la moins variée ; en sorte que celui qui va entendre un air français, peut s’assurer d’avance qu’il l’a déjà entendu cent fois auparavant. Au reste, c’est encore moins nos musiciens qu’il faut accuser de cette indigence que leurs auditeurs. Chez la plupart des Français, la musique qu’ils appellent chantante, n’est autre chose que la musique commune, dont ils ont eu cent fois les oreilles rebattues ; pour eux un mauvais air est celui qu’ils ne peuvent fredonner, et un mauvais opéra, celui dont ils ne peuvent rien retenir.

XXXII. Mais, diront-ils, où trouvez-vous donc l’expression de la musique italienne ? est-ce dans ces répétitions éternelles des mêmes paroles, dans ces roulemens prodigués à con-

  1. A l’article Expression, dans l’Encyclopédie, on prouve que le chant de Méduse, dans Persée, irait aussi bien sur des paroles d’un caractère tout différent.