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DE LA LIBERTÉ

plutôt les notes y sont prodiguées pour l’ordinaire sur des paroles vides de sens, et incapables de rien inspirer à l’artiste ; c’est toujours l’amour qui vole, qui règne ou qui triomphe, le musicien qui fait des roulades, l’acteur qui les exécute comme il peut, et l’auditoire qui applaudit en bâillant ; ainsi le peu de musique vocale que nous avons, tombe presque uniquement sur des paroles qui ne valent pas même la peine d’être chantées. Ces airs ne méritent donc point par eux-mêmes qu’on songe à les perfectionner, mais plutôt à les proscrire ; car la musique manque son but, quand elle déploie ses richesses en pure perte, et sur des syllabes. Ce que nous allons dire a donc moins pour objet les airs chantans qui se trouvent dans nos opéras, que ceux qui devraient y être, et faire l’âme de nos scènes lyriques. Les Italiens ont un grand nombre d’airs de cette espèce ; c’est une princesse qui déplore la perte ou l’infidélité de son amant ; un malheureux qui évoque et qui voit l’ombre de son père ; une mère qui croit son fils assassiné par un tyran, et qui se livre tout à la fois à des mouvemens de désespoir et de fureur. Le grand mérite de ces morceaux est d’être liés à la situation et d’en augmenter l’intérêt. Mais malheureusement les Italiens n’observent pas toujours cette règle, et les airs de leurs scènes sont trop souvent détachés du sujet ; ce sont des maximes, des comparaisons, des images qui refroidissent nécessairement l’action, quelque bien rendues qu’elles puissent être par le compositeur et par le poëte. On ne peut s’empêcher, par exemple, de reconnaître ce défaut dans l’air célèbre chanté par Arbace : Vo solcando un mar crudele, tout admirable qu’il est pour la musique et pour les paroles : il n’est pas dans la nature qu’Arbace accusé, innocent et prêt à périr, se compare en beaux vers à un nautonier égaré, qui a perdu ses voiles, qui voit l’onde se soulever et le ciel se couvrir de nuages. Arbace sort encore plus de la nature dans ce qu’il ajoute, qu’abandonné de tout le monde, il a pour seule compagne son innocence, qui le conduit elle-même au naufrage.

XXX. La première loi des airs est donc d’intéresser par le sujet, et d’attacher par les paroles. Si on les envisage maintenant du côté de la musique, il faut y distinguer le chant, l’accompagnement et la mesure. Point de véritable chant sans expression, et c’est en quoi la musique des Italiens excelle. Il n’est aucun genre de sentiment dont elle ne nous fournisse des modèles inimitables. Tantôt douce et insinuante, tantôt folâtre et gaie, tantôt simple et naïve, tantôt enfin sublime et pathétique, tour à tour elle nous charme, nous enlève et nous déchire. Des