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qui ne saurait point les paroles, les devinerait en entendant chanter la note. Si cette expérience est faite de bonne foi et qu’elle réussisse, le Florentin mérite des autels ; mais l’expérience ne sera pas même tentée.

XXVIII. Qu’il nous soit permis de considérer un moment ici l’étrange effet de l’injustice et de la prévention des hommes. Lully, de son vivant, était sur le trône, et Quinault dans le mépris ; cependant, quelle distance de l’un à l’autre, eu égard au degré de perfection où chacun d’eux a porté son art ? Le plus grand éloge d’un poëte, dit Voltaire, est qu’on retienne ses vers ; et l’on sait des scènes entières de Quinault par cœur. Que d’invention, que de naturel, que de sentiment, que d’élévation même quelquefois, enfin que de beautés d’ensemble et de détails dans ses poèmes lyriques ! Combien de tableaux a-t-il donné à faire à Lully, que cet artiste a manqués totalement, ou peut-être même n’a pas sentis ? Mais Quinault était créateur d’un genre, et d’un genre où tout le monde se croit juge ; c’en était assez pour déchaîner contre lui les prétendus gens de goût, et les échos de leurs décisions. Les beaux-esprits qui étaient pour lors à la mode, ennemis d’autant plus redoutables qu’ils avaient eux-mêmes beaucoup de talent et de mérite, étaient parvenus à rendre ridicule aux yeux d’une cour dont ils étaient l’oracle, l’auteur de la Mère coquette, de Thésée, d’Athys et d’Armide. La génération suivante, il est vrai, n’en a pas jugé comme eux ; et le fameux satirique du dernier siècle serait aujourd’hui bien étonné de voir ce Quinault qu’il outrageait, mis par la postérité sur la même ligne que lui, et peut-être au-dessus. Mais qu’importe cet honneur aux mânes du persécuté ? Tel a été le triste sort d’une multitude d’hommes célèbres ; on les insulte, on les déchire, on les tourmente de leur vivant ; on leur rend justice quand ils ne sont plus en état d’en jouir ; rarement même entrevoient-ils, à travers les nuages que l’envie répand autour d’eux, la justice tardive et inutile que la postérité leur prépare ; la satire est pour leur personne, et la gloire est pour leur ombre.

XXIX. Si le récitatif de nos opéras nous ennuie, les airs chantans ne nous offrent guère de quoi nous dédommager. Nous avons déjà observé qu’en général ils diffèrent trop peu du récitatif : cette ressemblance se remarque surtout dans les scènes ; elle est un peu moindre entre les récitatifs des scènes, et quelques airs placés dans les divertissemens, où nos musiciens ont osé quelquefois se donner carrière. Mais ces airs ont un défaut encore plus grand que les airs des scènes ; c’est que la musique, ou