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DE LA LIBERTÉ

n’osaient s’écarter par respect de la doctrine d’Aristote. Ainsi la passion pour le changement corrompt la musique au-delà des Alpes, et une timidité superstitieuse en retarde les progrès parmi nous. Le seul genre de musique qui n’ait rien perdu en Italie, qui peut-être même s’y est perfectionné, c’est le genre burlesque et comique : les libertés qu’il permet, la variété dont il est susceptible, laissent le génie des compositeurs plus à son aise. La musique des intermèdes, quand elle est composée par un habile artiste, est rarement médiocre, souvent admirable ; la musique des tragédies est quelquefois admirable, et souvent médiocre.

XVII. Les Italiens ont donc de fort mauvaise musique, et même en très-grande quantité. Mais juger la musique italienne sur ce qu’elle a de faible ou de défectueux, c’est juger notre école de peinture par nos tableaux d’enseigne. Et où en serions-nous, si les Italiens voulaient apprécier la musique française par celle que nous reconnaissons nous-mêmes pour détestable ? C’est d’après ce que les deux musiques ont de meilleur qu’il faut les comparer : et quand on fera cette comparaison avec un peu de lumières, de sentiment, et de bonne foi, quand on aura mis la richesse, la chaleur et la variété des Italiens à côté de notre monotonie, de notre froideur et de notre indigence, pourra-t-on ne pas penser avec toute l’Europe, que la musique italienne est une langue dont nous n’avons pas seulement l’alphabet ? Tout se réduit donc à savoir si nous devons, ou plutôt si nous pouvons adopter cette musique, si notre opéra pourra s’y prêter, et jusqu’à quel point il en sera susceptible. Mais, dira-t-on, ne serait-il pas plus court de donner à l’opéra italien la forme du nôtre ? oui, si on pouvait engager les Italiens à changer leur opéra, et les Français à abandonner leur langue ; et c’est ce qui ne paraît pas facile. J’ai meilleure opinion de la docilité de nos musiciens ; la plupart semblent assez peu attachés à la musique ancienne ; cette disposition paraît surtout dans les jeunes artistes, qui sont ceux dont on doit le plus espérer ; l’impénitence finale est le partage des autres. Déjà même sur le théâtre de l’Opéra, sur ce théâtre si attaché à ses anciens usages, on a hasardé des nouveautés ; nous y avons vu un opéra gascon. C’est un pas vers des changemens plus nécessaires et plus agréables ; à la vérité le pas est un peu en arrière ; car il ne s’agit point, comme on l’a fait dans cet opéra, de garder notre musique et de changer notre langue ; il s’agit de garder notre langue, et de changer, si nous pouvons, notre musique. Mais enfin cette innovation, quelle qu’elle soit, prouve que nous osons risquer encore, et que parmi nous la superstition de l’opéra n’est pas tout-à-fait incurable.