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DE LA LIBERTÉ

l’interruption pour être goûtés sans fatigue, il s’ensuit que dans ce genre de spectacle le plaisir ne peut entrer dans notre âme par trop de sens à la fois ; qu’on ne saurait, pour ainsi dire, laisser trop de portes ouvertes, y mettre trop de diversité ; et qu’un opéra qui réunit comme le nôtre les machines, les chœurs, le chant et la danse, est préférable à l’opéra italien qui se borne au spectacle et au chant. On prétend, je le sais, que les opéras[1] italiens ont un avantage, en ce qu’ils peuvent être déclamés comme chantés, ce qui n’aurait pas lieu dans les nôtres. Supposé le fait vrai, tout ce qu’on en peut conclure, c’est qu’il faut chanter nos opéras et déclamer[2] nos tragédies. Mais ce prétendu avantage des tragédies italiennes, d’être également propres au chant ou à la déclamation, rend à mes yeux leur mérite bien, suspect. C’est n’avoir point de caractère que d’en pouvoir si facilement changer ; et je ne sais ce qu’on doit penser d’un genre de pièces, auquel la forme de la représentation est indifférente. J’accorderai pourtant, si l’on veut, que le meilleur opéra de Quinault déclamé fera moins de plaisir que le meilleur opéra de Métastase déclamé de même ; j’accorderai encore que la meilleure tragédie de Racine, mise en musique, nous plaira moins que la meilleure tragédie chantée de Métastase ; mais qu’on joue à la suite l’une de l’autre une tragédie de Racine et une de Métastase, et qu’on exécute de même successivement un opéra de Métastase, et un opéra de Quinault mis en bonne musique : et malgré toute l’estime que mérite le poëte italien, je ne doute pas que l’avantage du parallèle ne demeure aux deux poëtes français.

XIV. Au reste, quel que doive être le succès de cette épreuve, il sera toujours incontestable que la tragédie parlée est préférable à la tragédie chantée ; la première est une action, dont la vérité ne dépend que de ceux qui l’exécutent, la seconde ne sera jamais qu’un spectacle. Quelque superstitieux admirateur de l’antiquité m’opposera sans doute les tragédies grecques : les anciens, dira-t-il, nos modèles et nos maîtres, connaissaient aussi bien que nous la nature, et le mérite de l’imiter telle quelle est. Cependant chez eux les pièces de théâtre étaient chantées ; et ils y trouvaient apparemment plus d’avantages que dans la simple déclamation. Si on voulait répondre en servile adorateur des anciens, qui regarde leur exemple et leur autorité comme un argument sans réplique, on pourrait dire que la question dont

  1. J’écris opéras au pluriel, malgré la décision contraire, parce qu’il me semble que la dernière syllabe de ce mot est longue au pluriel.
  2. Je me sers ici du mot déclamer, tout impropre qu’il est, parce que nous n’en avons point d’autre pour opposer la tragédie parlée à la tragédie chantée.