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qui les endort par sa langueur, quand il ne les révolte pas par sa prétention ; s’ils prennent plaisir à quelque partie du spectacle, c’est à nos danses ; mais elles ne suffisent pas pour les dédommager de trois heures de bruit et d’ennui ; ils sortent en se bouchant les oreilles, et on ne les y voit guère reparaître. Quelques uns, il est vrai, moins difficiles ou moins sincères, semblent approuver et partager notre plaisir. On dit plus ; on assure que depuis deux ans la musique française commence à réussir à Vienne, où on la détestait autrefois ; mais je crains bien que cet empressement, survenu tout à coup aux Autrichiens pour notre musique, ne soit de la part de nos nouveaux alliés un simple accueil de politesse et de reconnaissance.

XIII. Cependant serait-il juste de régler absolument notre goût, quant aux spectacles en musique, sur l’opinion et l’exemple des étrangers, eux qui dans tout le reste sont accoutumés à prendre le goût français pour le modèle du leur ? Quelque général que soit leur suffrage en faveur de l’opéra italien, s’ensuit-il que nous ferions bien de les imiter ? La forme de cet opéra, il faut en convenir, le rend uniforme et ennuyeux ; celle du nôtre est sans comparaison plus variée et plus agréable. Nous avons, ce me semble, mieux connu qu’aucun autre peuple le vrai caractère de chaque théâtre ; chez nous la comédie est le spectacle de l’esprit, la tragédie celui de l’âme, l’opéra celui des sens ; voilà tout ce qu’il est et tout ce qu’il peut être. Où la vraisemblance n’est pas, l’intérêt ne saurait s’y trouver, au moins l’intérêt soutenu ; car l’intérêt de la scène est fondé sur l’illusion, et l’illusion est bannie d’un théâtre où un coup de baguette transporte en un moment le spectateur d’une extrémité de la terre à l’autre, et où les acteurs chantent au lieu de parler. Ce n’est pas que la musique bien faite d’une scène touchante ne nous arrache quelquefois des larmes, ni que je veuille renouveler l’objection triviale contre les tragédies en musique, que les héros y meurent en chantant ; laissons au vulgaire ce préjugé ridicule, de croire que la musique ne soit propre qu’à exprimer la gaieté ; l’expérience nous prouve tous les jours qu’elle n’est pas moins susceptible d’une expression tendre et douloureuse. Mais si la musique touchante fait couler nos pleurs, c’est toujours en allant au cœur par les sens ; elle diffère en cela de la tragédie déclamée, ou pour parler plus juste de la tragédie parlée, qui va au cœur par la peinture et le développement des passions. L’opéra est donc le spectacle des sens, et ne saurait être autre chose. Or si les plaisirs des sens, comme nous l’éprouvons tous les jours, s’émoussent quand ils sont trop continus, s’ils veulent de la variété et de