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DE LA LIBERTÉ

Ils se jettent ensuite dans le fleuve, et à travers une grêle de traits, ils le passent à la nage, ne doutant point que leur siècle ne les suive. A peine ont-ils passé, qu’ils se retournent et voient leur siècle à l’autre bord, qui les regarde, qui se moque d’eux, et qui s’en va ; c’est la fable du Berger et de son troupeau (La Fontaine, livre IX, fable 9). Ne jugeons donc pas de l’effet de la musique italienne sur le commun des spectateurs, par celui qu’elle a produit sur un petit nombre. Son futur empire, fût-il aussi infaillible qu’il est douteux, aura besoin de temps pour s’établir. Toute musique, pour peu qu’elle soit nouvelle, demande de l’habitude pour être goûtée par le vulgaire ; c’est pourquoi si l’opéra français a quelque décadence à craindre, elle n’arrivera que peu à peu, et il pourra survivre encore à la génération qui le regrette. Qu’elle jouisse en paix de ses tranquilles plaisirs ; mais qu’elle ne prétende point régler ceux de la génération suivante.

XII. On fait contre la musique italienne une objection plus raisonnable que les précédentes : c’est quelle nous obligerait de substituer à notre opéra français l’opéra italien ; que ce dernier est froid et languissant, que nous en serions bientôt ennuyés, et qu’ainsi nous perdrions d’un côté sans rien gagner de l’autre. Avant de répondre à cette objection, observons d’abord qu’elle ne paraît pas avoir frappé comme nous les autres nations de l’Europe. Toutes sans exception ont rejeté notre opéra et notre musique, pour leur préférer l’opéra et la musique des Italiens, soit que l’opéra français ne leur ait pas paru aussi supérieur à ceux d’Italie que nous l’imaginons, soit que le dégoût pour notre musique l’ait emporté chez elles sur les avantages que nous pouvons avoir du côté des pièces et du genre de spectacle. Cette décision générale de l’Europe est d’autant moins suspecte, qu’en proscrivant notre opéra, elle a universellement adopté notre théâtre français, qui est en effet le meilleur modèle qu’on ait encore du genre dramatique. Les étrangers ont fait plus ; malgré la préférence qu’ils donnent à la musique italienne sur la nôtre, ils n’ont pas pour cela renoncé à notre langue en faveur de l’italienne, qui cependant n’est peut-être pas inférieure à la française, et que bien des gens de lettres osent même lui préférer. En vain dirait-on que les étrangers ne sont prévenus contre notre opéra, que faute de le connaître et de l’entendre. Parmi cette foule d’Anglais, d’Espagnols, d’Allemands et de Russes, qui accourent à Paris de toutes parts, à peine s’en trouve-t-il un seul que nos ouvrages lyriques ne fassent bâiller jusqu’aux vapeurs. C’est un tintamarre qui leur rompt la tête ; ou un plain-chant