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gens, bouffoniste, républicain, frondeur, athée, j’oubliais matérialiste, sont autant de termes synonymes. Leur logique profonde me rappelle cette leçon d’un professeur de philosophie. La dioptrique est la science des propriétés des lunettes ; les lunettes supposent les yeux ; les yeux sont un des organes de nos sens ; l’existence de nos sens suppose celle de Dieu, puisque c’est Dieu qui nous les a donnés ; l’existence de Dieu est le fondement de la religion chrétienne ; nous allons donc prouver la vérité de la religion pour première leçon de dioptrique,

X. La majesté de l’Opéra, disent nos gens de goût, serait outragée, si on y admettait des baladins. Cependant si cette majesté nous ennuie, je ne vois pas ce qui nous obligerait à la révérer. D’ailleurs pourquoi la majesté d’Armide serait-elle offusquée par la Serva padrona, si celle de Cinna ne l’est pas par le Bourgeois gentilhomme ? Pourquoi ces connaisseurs si difficiles, qui se croiraient dégradés de voir Bertholde à la cour après Roland, n’ont-ils pas honte de rire à Pourceaugnac après avoir pleuré à Zaïre ? Pourquoi enfin leurs oreilles sont-elles blessées des airs comiques d’un intermède italien, lorsque leurs yeux ne le sont pas des bambochades de Ténières, des fîgures estropiées de la Chine, et des magots de porcelaine dont leurs maisons sont meublées ?

XI. La musique italienne, ajoutent-ils, nous dégoûterait de la française. Où est l’inconvénient, si la musique italienne est préférable ? C’est comme si on eût défendu à Corneille de composer ses pièces, sous prétexte qu’elles devaient faire oublier celles de Hardi et de Jodelle. Mais on fait plus d’honneur à la musique italienne qu’elle ne mérite ; après l’avoir entendue pendant plus d’un an, il s’en faut bien que nous soyons revenus de la nôtre. On court à l’Opéra comme à l’ordinaire ; et les bouffonistes qui en avaient annoncé la désertion, se sont trompés dans leurs prophéties. Ces enthousiastes ont jugé de l’impression du vulgaire par celle qu’ils éprouvaient. Ils ont été dans la même erreur que certains écrivains de nos jours, qui nous parlent sans cesse des progrès de la nation dans ce qu’ils appellent l’esprit philosophique et qui s’imaginent avoir contribué par leurs ouvrages à répandre cet esprit jusque dans le peuple. S’établit-il dans un faubourg quelque faiseur de miracles ? le peuple y court en foule, et l’esprit philosophique est pris pour dupe. Je me représente les philosophes vrais ou prétendus , qui ont quelque réforme à faire ou à prêcher, comme étant sur le bord d’un fleuve très-rapide qu’ils se proposent de franchir ; ils assemblent leur siècle sur le bord du fleuve, le haranguent et l’exhortent à les imiter.