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DE LA LIBERTÉ

de penser comme Rousseau, et la témérité de le dire, ne fut pas épargnée dans ces circonstances ; ce fut comme la première étincelle de l’embrasement général, qui, en gagnant de proche en proche, a depuis échauffé tant d’esprits contre cet ouvrage. On représenta les auteurs comme une société formée pour détruire à la fois la religion, l’autorité, les mœurs et la musique. Bientôt, comme par un effet du sort qui les poursuivait pour les rendre odieux, l’effervescence qu’on les accusait d’exciter, s’étendit de la capitale aux provinces ; Lyon fut troublé comme Paris ; et c’était encore un encyclopédiste, et par malheur un homme de beaucoup d’esprit, qui était à la tête des séditieux.

V. Parmi le grand nombre d’écrits sur les deux musiques, dont Rousseau a donné comme le signal, presque tous étaient en faveur de la musique française qui en avait le plus de besoin ; quelques uns de ses partisans essayèrent de la soutenir par des raisons, le plus grand nombre de la venger par des injures ; les bouffonistes n’écrivaient guère, lisaient encore moins ce qu’on écrivait contre eux, et se consolaient des ennemis que la musique italienne leur faisait, par le plaisir qu’ils avaient à l’entendre. En vain, pour les dégoûter des airs charmans que les Italiens exécutaient, on les assurait que ces baladins qui leur faisaient tourner la tête, étaient le rebut de l’Italie, et dignes à peine des tréteaux d’une place publique ; ils répondaient que si l’exécution était mauvaise, la musique était divine, et qu’ils préféraient un excellent livre aussi mal lu qu’on voudrait, à la lecture la mieux faite d’un ouvrage fastidieux. Du reste, soit par la bonté de leur cause, soit par l’art qu’ils ont eu de la faire valoir, l’avantage leur est demeuré dans le peu même qu’ils ont écrit ; de cette foule innombrable de brochures publiées il y a huit ans contre l’opéra français, le petit Prophète et la lettre de Rousseau sont les deux seules dont on se souvienne ; on a oublié jusqu’au titre des autres.

VI. Ce n’est pas la première fois qu’on a manqué de respect à la musique française dans le lieu même de son empire. Au commencement de ce siècle, l’abbé Raguenet, écrivain d’une imagination vive, mit au jour un petit ouvrage où notre musique était presque aussi maltraitée que dans la lettre de Rousseau. Cet écrit n’excita ni guerres, ni haine dans le temps ou il parut ; la musique française régnait alors paisiblement sur nos organes assoupis ; on regarda l’abbé Raguenet comme un séditieux isolé, un conjuré sans complices, dont on n’avait point de révolution à craindre. Rousseau a trouvé des lecteurs plus aguerris et plus capables de l’entendre, et par conséquent plus de gens intéres-