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DE LA LIBERTÉ
DE LA MUSIQUE[1].

Italiam, Italiam……
Æneid. VI.

I. Il y a, chez toutes les nations, deux choses qu’on doit respecter, la religion et le gouvernement ; en France on y en ajoute une troisième, la musique du pays. Rousseau a osé pourtant en médire dans cette lettre fameuse, tant combattue et si peu réfutée ; mais les vérités qu’il a eu le courage d’imprimer sur ce grand sujet, lui ont fait plus d’ennemis que tous ses paradoxes ; on l’a traité de perturbateur du repos public, qualification d’autant mieux méritée que la musique française laisse fort en repos ceux qui l’écoutent. Quelques uns néanmoins prétendaient, et avec autant de raison, que Rousseau eût été mieux nommé perturbateur du bruit public, attendu que la musique française en fait beaucoup.

II. Dans les matières les plus sérieuses, il est permis à nos écrivains de faire la satire de la nation ; on est bien reçu à nous prouver que sur le commerce, sur le droit public, sur les grands principes de la législation, nous ne sommes encore que des enfans ; mais c’est un crime de nous dire que nous ne faisons que balbutier en musique. La plupart des lecteurs du citoyen de Genève opinaient à le traiter comme cet artiste de la Grèce, que de sévères magistrats chassèrent pour avoir voulu ajouter une corde à la lyre. Aurions-nous adopté ce principe de Platon, que tout changement dans la musique annonce un changement dans les mœurs ? Si c’est là le sujet de nos craintes, nous pouvons être tranquilles ; nos mœurs sont à un point de perfection où le changement n’a rien à leur faire perdre.

III. Des bouffons, arrivés d’Italie il y a huit ans, et qu’on eut l’imprudence de montrer au public sur le théâtre de l’Opéra,

  1. Les Remontrances sur la liberté de la Musique auront vraisemblablement autant de contradicteurs ou plutôt d’ennemis que l’Essai sur les Gens de lettres ; car dans ces Remontrances on a eu la témérité de dire librement son avis sur la musique de la nation, ou plutôt sur la musique que cette nation croit avoir. L’auteur sera peut-être regardé comme mauvais citoyen, c’est le nom qu’on donne assez ordinairement à ceux qui attaquent certains préjugés reçus. En récompense, il est vrai, le nom de bon citoyen est aussi équitablement prodigué.