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RÉFLEXIONS

de renoncer à une très-médiocre augmentation de fortune qui lui viendra au bout de plusieurs années, s’il s’expose à ce risque et qu’il y échappe ; je demande si ce joueur sera fort blâmable d’être embarrassé sur le parti qu’il doit prendre.

Voilà, il n’en faut point douter, ce qui rend tant de personnes, et surtout tant de mères, peu favorables parmi nous à l’inoculation. Le raisonnement que nous venons de développer, elles le font implicitement : sans pouvoir comparer leur crainte à leur espérance, elles prennent acte, si on peut parler ainsi, de l’aveu que font les inoculateurs, qu’on peut mourir de la petite vérole artificielle ; elles voient l’inoculation comme un péril instant et prochain de perdre la vie en un mois, et la petite vérole comme un danger incertain, et dont on ne peut assigner la place dans le cours d’une longue vie ; ne pouvant donc comparer ces deux risques et en fixer le rapport, la présence du premier les frappe plus que la grandeur incertaine du second ; et l’on sait combien la présence ou la proximité d’un danger qu’on craint, ou d’un avantage qu’on espère, a de poids pour déterminer la multitude. Jouir du présent, et s’inquiéter peu de l’avenir, telle est la logique commune ; logique moitié bonne, moitié mauvaise, dont il ne faut pas espérer que les hommes se corrigent.

§ VII. Considération qui sert encore à montrer l’insuffisance du calcul de Bernoulli.

Pour rendre encore plus sensible l’impossibilité d’appliquer à cette matière, d’une manière précise, le calcul des probabilités, et pour réfuter les sophisraes qu’on pourrait faire à ce sujet, je joindrai ici le raisonnement suivant, auquel je prie qu’on fasse attention. Si l’inoculation était avantageuse par cette considération seule, que la vie moyenne des inoculés est plus grande que celle des autres hommes, elle serait d’autant plus avantageuse, et on devrait être d’autant plus empressé de la pratiquer, qu’elle augmenterait davantage la longueur de la vie moyenne. Or il est aisé d’imaginer une infinité d’hypothèses, oii l’inoculation augmenterait énormément la vie moyenne, et oii néanmoins on serait très-imprudent de se soumettre à cette opération. Voici, par exemple, un de ces cas.

Je supposerai que la plus longue vie de l’homme soit de 100 ans, que la petite vérole soit la seule maladie mortelle, et que cette maladie enlève tous les ans un nombre égal d’hommes ; dans ce cas, la vie moyenne de ceux qui attendraient la petite vérole serait de 5o ans, puisque tous les hommes vivraient