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PORTRAIT DE L’AUTEUR,

FAIT PAR LUI-MÊME,

ET ADRESSÉ, EN 1760, À MADAME ***.


DAlembert n’a rien dans sa figure de remarquable, soit en bien, soit en mal ; on prétend, car il ne peut en juger lui-même, que sa physionomie est pour l’ordinaire ironique et maligne : à la vérité, il est très-frappé du ridicule, et peut-être a quelque talent pour le saisir ; ainsi il ne serait pas étonnant que l’impression qu’il en reçoit, se peignît souvent sur son visage. Sa conversation est très-inégale, tantôt sérieuse, tantôt gaie, suivant l’état où son âme se trouve, assez souvent décousue, mais jamais fatigante ni pédantesque. On ne se douterait point, en le voyant, qu’il a donné à des études profondes la plus grande partie de sa vie ; la dose d’esprit qu’il met dans la conversation, n’est ni assez forte, ni assez abondante pour effrayer ou choquer l’amour-propre de personne ; et ce qui est heureux pour lui, c’est qu’il ne lui vient pas plus d’esprit qu’il n’en montre, car il le laisserait voir, ne fut-ce que par l’impuissance absolue où il est de se contraindre sur quoi que ce puisse être. Tout le monde est donc à son aise avec lui sans le moindre effort de sa part, et on s’en aperçoit bien ; ce qui fait qu’on lui en sait bon gré. Il est d’ailleurs d’une gaieté qui va quelquefois jusqu’à l’enfance ; et le contraste de cette gaieté d’écolier, avec la réputation bien ou mal fondée qu’il a acquise dans les sciences, fait encore qu’il plaît assez généralement, quoiqu’il soit rarement occupé de plaire : il ne cherche qu’à s’amuser et à divertir ceux qu’il aime ; les autres s’amusent par contre-coup, sans qu’il y pense et qu’il s’en soucie.

Il dispute rarement et jamais avec aigreur : ce n’est pas qu’il ne soit, au moins quelquefois, attaché à son avis ; mais il est trop peu jaloux de subjuguer les autres, pour être fort empressé de les amener à penser comme lui.

D’ailleurs, à l’exception des sciences exactes, il n’y a presque rien qui lui paraisse assez clair pour ne pas laisser beaucoup de liberté aux opinions ; et sa maxime favorite est que presque sur tout on peut dire tout ce qu’on veut.

Le caractère principal de son esprit est la netteté et la justesse. Il a apporté dans l’étude de la haute géométrie quelque talent et beaucoup de facilité ; ce qui lui a fait en ce genre un assez grand