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ÉLÉMENS

Il serait seulement à souhaiter que les géomètres n’eussent pas quelquefois abusé de la facilité qu’ils avaient d’appliquer le calcul à certaines hypothèses. C’est souvent le désir de pouvoir faire usage du calcul, qui les détermine dans le choix des principes ; au lieu qu’ils devraient examiner d’abord les principes en eux-mêmes, sans songer d’avance à les plier de force au calcul. La géométrie, qui ne doit qu’obéir à la physique quand elle se réunit avec elle, lui commande quelquefois. S’il arrive que la question qu’on veut examiner soit trop composée, pour que tous les élémens puissent entrer dans la comparaison analytique qu’on en veut faire, on sépare les plus incommodes, on leur en substitue d’autres, moins gênans, mais aussi moins réels, et l’on est surpris de n’arriver après un travail pénible qu’à un résultat contredit par la nature ; comme si après l’avoir déguisée, tronquée ou altérée, une combinaison purement mécanique pouvait nous la rendre.

Cependant comme d’un côté la vanité naturelle à l’esprit humain le porte à se faire honneur de ce qu’il sait, et que de l’autre on ne consent qu’avec peine à avoir fait un travail inutile, on résiste diflicilement à montrer aux autres cet étalage de savoir géométrique, qui, sans instruire le lecteur surja matière qui en a été le prétexte, ne sert qu’à montrer les connaissances mathématiques de l’auteur. Ainsi l’esprit de calcul, qui a chassé l’esprit de système, règne peut-être un peu trop à son tour. Car il y a dans chaque siècle un goût de philosophie dominant ; ce goût entraîne presque toujours quelques préjugés, et la meilleure philosophie est celle qui en a le moins à sa suite. Il serait mieux sans doute qu’elle ne fût jamais assujélie à aucun ton particulier ; les différentes connaissances acquises et recueillies par les savans en auraient plus de facilité pour se rejoindre et former un tout. Mais chaque science paraît recevoir et secouer successivement la loi de celles qui sont les plus en honneur ou les plus négligées, et la philosophie prend la teinture des esprits oii elle se trouve. Chez un métaphysicien elle est ordinairement toute systématique, chez un géomètre elle est souvent toute de calcul. La méthode du dernier est sans doute la plus sûre ; mais il ne faut pas s’y borner et croire que tout s’y réduise. Autrement nous ne ferions de progrès dans la géométrie transcendante que pour être à proportion plus bornés sur les vérités de la physique. Plus on peut tirer d’utilité de l’application de la première de ces deux sciences à la seconde, plus on doit être circonspect dans cette application. C’est à la simplicité de son objet que la géométrie est redevable de sa certitude ; à mesure que l’objet devient plus composé, la certitude s’obscurcit et s’éloigne ; il faut