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DE PHILOSOPHIE

rapport aux arts, et nullement pour satisfaire, comme nous, une curiosité purement philosophique. Ils ne décomposaient et ne combinaient les corps que pour en tirer des usages utiles ou agréables, sans chercher beaucoup à en connaître le jeu ni la structure. Ils ne s’arrêtaient pas même sur les détails dans la description qu’ils faisaient des corps ; et s’ils avaient besoin d’être justifiés sur ce point, ils le seraient peut-être suffisamment par le peu d’utilité que les modernes ont trouvé à suivre une méthode contraire. C’est dans l’histoire des animaux d’Aristote qu’il faut chercher le vrai goût de physique des anciens, plutôt que dans ses autres ouvrages, oii il est moins riche en faits et plus abondant en paroles, plus raisonneur et moins instruit. Car telle est tout à la fois la sagesse et la manie du philosophe ; tant que la collection des matériaux est facile et abondante, il n’est guère occupé que du soin de les recueillir et de les mettre en ordre ; mais à l’instant qu’ils lui manquent, il commence aussitôt à discourir ; obligé même, ce qui lui arrive souvent, de se contenter d’un petit nombre de matériaux, il est toujours tenté d’en former un corps, et de délayer en un système de science, ou en quelque chose du moins qui en ait la forme, un petit nombre de connaissances imparfaites et isolées.

Néanmoins, en avouant que cet esprit peut avoir présidé jusqu’à un certain point aux ouvrages physiques d’Aristote, ne mettons pas sur son compte l’abus que les modernes en ont fait durant les siècles d’ignorance qui ont duré si long-temps, ni toutes les inepties que les commentateurs ont voulu donner pour les opinions de ce grand homme. Nous ne parlons ici de ces temps ténébreux, que pour faire mention, en passant, de quelques génies supérieurs, qui, abandonnant cette méthode vague et obscure de philosopher, laissaient les mots pour les choses, et cherchaient dans leur sagacité et dans l’étude de la nature des connaissances plus réelles. Le moine Bacon, trop peu connu et trop peu lu aujourd’hui, doit être mis au nombre de ces esprits du premier ordre ; dans le sein de la plus profonde ignorance, il sut par la force de son génie s’élever au-dessus de son siècle, et le laisser bien loin derrière lui : aussi fut-il persécuté par ses confrères, et regardé par le peuple comme un magicien, à peu près comme Gerbert l’avait été près de trois siècles auparavant pour ses inventions mécaniques ; avec cette différence que Gerbert devint pape, et que Bacon resta moine et malheureux.

Au reste, le petit nombre de grands génies, qui étudièrent ainsi la nature en elle-même jusqu’à la renaissance proprement dite de la philosophie, ne cultivaient pas à beaucoup près dans toute son étendue la physique expérimentale. Chimistes plutôt