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ÉLOGE.

Ami de l’humanité, les intérêts, les droits des hommes étaient pour lui des objets sacrés, souvent il les a défendus, et jamais il ne les a trahis : si l’on ne mérite pas le nom de citoyen en flattant bassement l’autorité, de quelque manière qu’elle s’exerce, en exaltant toujours les vertus et les actions de ceux qui gouvernent, au risque de louer tour à tour des principes contradictoires, on s’en rend également indigne en blâmant tout au hasard, en donnant pour patriotisme son attachement à une cabale dont on espère partager le crédit, en cachant, sous l’apparence de l’amour naturel et légitime de la liberté, l’humeur secrète de n’avoir pas d’empire sur celle des autres : un bon citoyen s’intéresse vivement au bonheur général, s’élève avec courage contre ceux qui font, le mal ou qui le permettent ; il obéit aux lois, mais en réclamant contre celles qui blessent l’humanité et la justice ; soumis à l’autorité, il respecte ceux qui en sont les dépositaires, mais il les juge ; il combat toutes les erreurs qui peuvent troubler la paix, ou attenter aux droits des hommes ; il désire enfin qu’ils soient éclairés sur leurs vrais intérêts comme sur leurs droits, parce que leur félicité commune et la tranquillité publique dépendent de la liberté qu’ils ont de s’instruire, et de la destruction des piéjugés : tel fut constamment d’Alembert, mauvais citoyen pour l’homme puissant et corrompu, mais bon patriote aux yeux des ministres justes et éclairés, comme aux yeux de la nation.

Il avait prouvé, par des traits éclatans, qu’il était inaccessible à l’intérêt autant qu’à la vanité ; mais les augmentations successives, et toujours très-modiques, que reçut son revenu, n’étaient pas reçues avec l’indifférence à laquelle on aurait pu s’attendre, elles lui donnaient plus de facilité pour acquitter des dettes de bienfaisance qu’il regardait comme de véritables obligations ; ses inquiétudes sur ses affaires n’avaient jamais d’autres objets : et, je serai forcé de retrancher sur ce que je donne, était la seule crainte qu’il confiât à ses amis, lorsque des circonstances imprévues le menaçaient de quelque retardement : avec de tels sentimens, il ne devait avoir et il n’eut jamais qu’une fortune médiocre ; on ne parvient pas à s’enrichir quand c’est pour les autres seulement qu’on veut être riche ; et ceux qui, en accumulant des trésors, parlent encore de leur mépris pour les richesses, prouvent seulement qu’ils joignent l’hypocrisie à leurs autres vices.

Le caractère de d’Alembert était franc, vif et gai ; il se livrait à ses premiers mouvemens, mais il n’en avait point qu’il eût intérêt de cacher. Dans ses dernières années, une inquiétude habituelle avait altéré sa gaieté, il s’irritait facilement, mais revenait plus facilement encore ; cédait à un mouvement de colère, mais ne gardait point d’humeur ; malgré la tournure quelquefois maligne de son esprit, on n’a jamais eu à lui reprocher la plus petite méchanceté, et il n’a jamais affligé, même ses ennemis, que par son mépris et son silence. Après avoirdemeuré près de quarante ans dans la maison de sa nourrice, sa santé l’obligea de quitter le logement qu’il occupait chez elle, et l’âge de cette femme respectable ne lui permit pas de le suivre : tant qu’elle vécut, deux fois chaque semaine il se rendait auprèi