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DE D’ALEMBERT.

craignaient plus les lumières de leurs égaux que leur société, et d’être jugés que d être surpassés. La réputation de d’Alembert est appuyée sur une base trop solide, pour iui l’aire un mérite de s’être élevé au-dessus de cette faiblesse ; ami constant de Voltaire pendant plus de trente ans, loin d’être fatigué de sa gloire, comme tant d’autres, il s’occupait avec un soin presque superstitieux, à multiplier les hommages que ce grand homme recevait de ses compatriotes ; il ne parla de l’illustre Euler à un grand roi, dans les Etats duquel Euler vivait alors, que pour lui apprendre à le regarder comme un grand homme : et même un sacrifice d’amour-propre, que l’exacte équité n’eût pas exigé, ne iui coûta point pour faire rendre justice à un rival, dont le génie s’exerçant sur une seule science, ne pouvait frapper ceux à qui cette science était étrangère. Lorsque Euler retourna en Pvussie, d’Alembcrt, consulté par le même prince, lui proposa de réparer cette perte en appelant à Berlin M. de La Grange ; et ce fut par lui seul qu’un souverain qui l’estimait, apprit qu’il existait en Europe des hommes qu’on pouvait regarder comme ses égaux.

Son amitié était active et même inquiète, les affaires de ses amis l’occupaient, l’agitaient, et souvent troublaient son repos encore plus que le leur ; il était étonné de l’indii’férence, de la tranquillité qu’ils montraient, leur en faisait des reproches ; et quelquefois son intérêt était si vif, qu’il les forçait de désirer le succès pour lui plus encore que pour eux-mêmes.

Peu d’hommes ont été aussi bienfaisans, et il regardait cette bienfaisance comme un devoir de justice ; il ne croyait pas (comme nous l’avons dit) qu’il fût permis d’avoir du superflu, lorsque d’autres hommes n’ont pas même le nécessaire ; mais ses dons, si peu proportionnés à la médiocrité de sa fortune, ne suffisaient pas au besoin que son cœur avait de faire du bien ; son temps, le crédit de ses amis, l’autorité que lui donnaient son génie et ses vertus, tout appartenait également aux malheureux et aux opprimés ; en lisant ses ouvrages, on est étonné que la vie d’un seul homme ait suffi à tant de travaux, et les soins de la bienfaisance et de l’amitié en ont rempli la moitié ; et il y sacrifiait sans peine, nous ne disons pas une partie de sa gloire, ce sacrifice coûte peu aux hommes capables de véritables affections, mais l’attrait puissant qui l’entraînait au travail. Son zèle pour le progrès des sciences et la gloire des lettres, ne se bornait pas à y contribuer par ses ouvrages, il devenait le bienfaiteur, l’appui, le conseil de tous ceux qui, dans leur jeunesse, annonçaient du talent, ou montraient du zèle pour l’étude : souvent il a éprouvé de l’ingratitude ; mais l’amitié, qu’il a trouvée quelquefois pour prix de ses services et de ses leçons, le consolait, et il ne se croyait pas malheureux d’avoir fait cent ingrats pour acquérir un ami. Vers la fin de sa vie, à mesure qu’il voyait successivement se briser les liens formés dans sa jeunesse, c’est parmi ses anciens disciples qu’il avait choisi ses amis les plus chers, ceux qui étaient pour lui l’objet d’un sentiment plus tendre, et sur l’amitié desquels il comptait le plus ; et comme il avait toujours préféré la géométrie à toute autre étude, c’est sur deux géomètres de l’Académie que le choix de son cœur s’était surtout arrêté.