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DE PHILOSOPHIE.

les autres. De là vient à notre langue cette marche uniforme, qui, dit-on, contribue à la clarté, mais qui nuit pour le moins autant à la vivacité, à la variété et à rharnionie du discours. C’est principalement cette construction monotone qui a donné à la langue française le caractère de timidité, ou, si l’on veut, de sagesse qui lui est propre, mais qui l’empêchant de se permettre presque aucune licence, fait le désespoir des traducteurs et des poètes.

Il ne faut pas croire cependant que notre langue, gênée par tant de liens, n’ait aucun avantage qui lui soit propre. Nous en avons indiqué quelques uns ; l’usage fait connaître tous les jours qu’il est certaines idées ou plutôt certaines nuances d’idées, qu’une langue exprime, et qui manquent à une autre, même beaucoup plus riche d’ailleurs. Tel est, pour ne citer qu’un exemple seul, l’aoriste des verbes français, qui exprime une nuance du temps passé, et qui manque aux verbes latins ; ceuxci n’ont que le mol fui, pour exprimer ce que la langue française peut rendre par les mots j’ai été, ou je fus, suivant les différens rapports sous lesquels on considère le temps passé. De jnêtne il n’y a point de langue qui ne puisse rendre par un seul mot certaines idées qu’une autre langue ne pourrait développer que par une périphrase ; il n’y en a point qui ne puisse exprimer, par des mots ou plus courts ou plus sonores, certaines idées qu’une autre langue serait forcée de rendre par des mots ou plus longs ou plus sourds : or la brièveté et l’harmonie sont encore des avantages dans les langues, la brièveté pour le plaisir de l’esprit, l’harmonie pour celui de l’oreille.

En un mot, il n’y a point d’ouvrage écrit originairement dans une langue, qui étant traduit dans une autre, ne doive à certains égards y perdre plus ou moins, et y gagner plus ou moins à d’autres. La seule harmonie du style, dont nous parlions il n’y a qu’un moment, peut suffire pour rendre un écrivain très-rebelle à la traduction. Traduisez Cicéron, sans lui conserver cette qualité, vous ne ferez qu’une copie informe et languissante ; et combien est-il difficile de concilier cette harmonie avec les autres qualités qu’une pareille traduction doit avoir, la justesse du sens, la propriété, la facilité, la simplicité des termes ? Je me souviens qu’ayant voulu autrefois traduire, pour en orner mes Réflexions sur l’élocution oratoire, la péroraison de Cicéron pro Flacco, assez peu connue, et pourtant bien digne de l’être, je fus tout à coup dégoûté de cette entreprise en me rappelant la dernière phrase de cette péroraison ; Miseremini familiæ, Judices, miseremini fortissimi patris, miseremini filii ; nomen clarissimum et fortissimum, vel generis, vel