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ÉLÉMENS

que les Latins expriment ou par suus ou par ejus, selon que ce pronom se rapporte ou ne se rapporte pas au nominatif du verbe. Cet usage d’un même pronom son, sa, ses, pour des cas si différens, produit souvent dans la langue française un inconvénient par rapport à la clarté ; inconvénient auquel la langue atine n’est pas sujette à cet égard. On remédierait à cet inconvénient en employant le vieux mot icelui, dans le cas où les Latins emploient ejus. Mais la langue française moderne, qui a proscrit cette expression, empêche que nous ne jouissions de cet avantage. Il est compensé par quelques autres de la même espèce, comme par l’usage de l’article, dont la langue latine était privée, et qui nous met à portée d’exprimer des nuances que vraisemblablement la langue latine n’exprimait pas aussi bien. Nous disons, donnez-moi du pain, donnez-moi un pain, et donnez-moi le pain ; ce qui exprime trois choses très-différentes, que nous rendrions en latin par la seule phrase da mihi panem. En second lieu, les langues diffèrent quant aux modifications des mots. Les Latins ont des cas, et nous n’en avons point ; ils exprimaient par deux terminaisons différentes le nominatif et l’accusatif, Darius et Darium ; nous exprimons l’un et l’autre absolument de la même manière ; cette ressemblance, comme on l’a vu plus haut, nous oblige, pour éviter l’équivoque, de placer le régime après le verbe, et jamais avant j surtout quand le verbe est actif. On voit que cet arrangement grammatical est fondé sur la nature de la langue même, qui ne saurait s’en permettre un autre pour être claire ; entrave à laquelle la langue latine n’est pas assujétie. Mais cette entrave même est une source de clarté. Dès que l’arrangement des mots détermine leur rapport, le sens ne saurait être obscur ; et le vers de l’oracle, si connu par son amphibologie,

Aio te Æacida Romanos vincere posse,

n’aurait plus cet inconvénient, si le génie de la langue latine eut exigé que le régime fut placé après le verbe.

Les langues différent en troisième lieu quant à la construction grammaticale. Cette règle de syntaxe sur l’arrangement des termes, à laquelle la langue française est obligée de s’assujétir en certains cas pour fixer le rapport des mots et le sens de la phrase, elle l’a étendue, comme nous l’avons dit encore, aux autres cas où cet arrangement serait moins nécessaire ; il semble que nos pères, forcés par la nature de la langue d’en gêner la construction en certains cas, aient voulu, par une espèce de dépit, s’il est permis de parler de la sorte, la gêner sans besoin dans tous