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ÉLÉMENS

circonstance être présentées les premières ; en second lieu, supposant même que l’ordre des idées soit incontestable, la raison demande alors qu’on exprime ces idées par des mots qui, en suivant la construction grammaticale, puissent et doivent être placés les premiers. Développons ces deux réflexions.

Je prendrai pour exemple la phrase même proposée, fuyez le serpent. On dit que le serpent doit être présenté d’abord à l’esprit comme l’objet qu’il faut fuir ; c’est ce qui me paraît douteux. Car ne peut-on pas dire aussi que, dans la circonstance dont il est question, la fuite est ce qui importe le plus à la personne à qui on parle, et que par conséquent la fuite est ce qu’on doit énoncer d’abord, en y ajoutant ensuite la raison qui doit y obliger ? Il n’est donc nullement décidé lequel des deux arrangemens est le plus naturel, fuyez le serpent, ou le serpent fuyez ; et je pense qu’il en sera à peu près ainsi dans la plupart des cas semblables.

En second lieu, supposant même que le serpent soit nécessairement la première idée qui dût être énoncée, n’est-il pas possible de s’exprimer par une phrase dont la construction grammaticale demande que le serpent soit en effet à la première place ; par exemple, le serpent vient, fuyez ; ou seulement le serpent vient, ce qui indique assez qu’il faut fuir. On dira peut-être que de ces deux phrases, la première est moins courte que celle-ci fuyez le serpent ; et que dans la seconde on a retranché le mot essentiel fuyez ; mais il est aisé de répondre que dans la phrase fuyez le serpent on a retranché aussi les mots qui vient lesquels doivent la terminer pour la rendre complète, et ne peuvent être sous-entendus qu’en suppposant qu’on y supplée par le geste et par le ton.

De là il s’ensuit que dans l’hypothèse présente la seule construction qui ne fût point défectueuse, serait celle-ci ; le serpent vient, fuyez, ou serpens venit, fuge, parce que c’est la seule où l’arrangement grammatical des mots s’accorderait avec l’arrangement métaphysique des idées.

En supposant donc pour un moment que l’ordre dans lequel on doit présenter les idées n’ait en soi rien d’arbitraire, que, par exemple, dans la phrase citée on doive commencer par l’idée du serpent ; s’il y avait deux langues dont l’une exprimât ces idées dans leur ordre naturel, mais dans un ordre contraire à la syituxe, comme serpentem fuge, et dont l’autre exprimât ces mêmes idées dans un ordre conforme à la syntaxe, mais contraire à leur arrangement naturel, alors il ne faudrait pas dire qu’il n’y aurait d’inversion que dans la seconde, et qu’il n’y en aurait point dans la première ; il faudrait dire que l’une et l’autre