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ÉLÉMENS

mots, s’élever avec rapidité ; nous n’avons plus qu’à la transporter du son, qui est l’objet matériel dont la musique se sert, au feu, qui est l’objet qu’elle se propose de peindre. Il faut seulement que l’auditeur soit averti, ou par des paroles, ou par le spectacle, ou par quelque chose d’équivalent, qu’il doit substituer l’idée àe feu à celle de son. De même si je voulais peindre le lever du soleil, pourquoi ne le pourrais-je pas par une musique dont le son aurait un progrès assez lent, mais iraij ; tout à ia fois en s’élevant et en augmentant d’éclat, précisément comme le soleil quand il se lève ? Cette musique ne pourrait pas sans doute donner l’idée de la lumière et du lever du soleil à un aveugle ; mais ne suffirait-elle pas pour réveiller cette idée dans ceux qui l’ont ? En un mot, toutes les fois que la musique entreprendra de peindre ou plutôt de nous rappeler l’idée d’un objet sensible qui n’est pas un bruit physique, il faut, ce me semble, pour qu’elle y réussisse le moins imparfaitement qu’il est possible, qu’en substituant au son qu’elle nous fait entendre, l’objet qu’elle veut peindre, on puisse former deux phrases qui soient l’une et l’autre également admises dans la langue ; et peut-être pourrait-on tirer de là des conclusions curieuses pour l’influence que la langue peut avoir sur la musique, non pas seulement quant à la musique chantante, ce qui est évident, mais même quant à la musique purement instrumentale. J’imagine que la peinture musicale du lever du soleil, telle que nous venons de la proposer, paraîtrait plus imparfaite et presque nulle à un peuple dont la langue n’admettrait point ces façons de parler, une musique brillante, un son éclatant, l’accord, l’harmonie des couleurs, des sons qui s’élèvent rapidement du grave à l’aigu ; et ainsi du reste.

Je dirai plus ; les mêmes raisons qui font qu’une certaine expression est commune au sens de la vue et de l’ouïe, sans l’être aux autres sens, peuvent servir à expliquer pourquoi la musique est moins propre à peindre ce qui appartient à ces autres sens. Le sens de la vue et celui de l’ouïe ont plus d’expressions communes entre eux qu’ils n’en ont avec les sens de l’odorat, du toucher et du goût ; tels sont les mots, brillant, éclatant, accord, harmonie, que nous venons de citer, et plusieurs autres. Voilà pourquoi la musique ne peut ni peindre, ni même nous rappeler les odeurs, les saveurs, et le toucher.

Je soumets au jugement des philosophes cette idée sur l’analogie de la musique avec la langue ; idée que je crois nouvelle, et que peut-être ils ne trouveront que bizarre, creuse et hasardée. Cependant ceux qui nieraient ce que je viens de dire sur l’expression imparfaite que la musique peut donner de certains ob-